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Jacques Sternberg est mort à 83 ans, l’air de la planète était devenu irrespirable

Mercredi 11 octobre s’est éteint Jacques Sternberg, belge né à Anvers, pris dans une rafle à Cannes en 44, évadé du camp d’internement français de Rivesaltes, fugitif et résistant, écrivain d’après-guerre nourri au jazz, au fantastique, à la science-fiction et à l’humour contestataire ou insolite hérité des cartoonists du New Yorker. Expatrié à Paris, loin des caves de Saint-Germain-des-Prés, il écrivait et vivait de boulots minables, comme l’emballage dont il fit longtemps son emblème de l’Absurde dans le quotidien épouvantable de l’homme moderne, l’équivalent du Sisyphe d’Albert Camus. Remarqué par Jean Paulhan et Alexandre Vialatte, découvert par Eric Losfeld, éditeur et aventurier belge (Le Terrain Vague), il publie ses premiers contes, « La géométrie dans l’impossible », en 1953, mélange de gags directs équivalents littéraires du cartoonist Chas Addams (Addams’ family) et de récits cauchemardesques dans l’héritage de Kafka ou de Michaux. Il découvre la science-fiction, publie des nouvelles acerbes chez Denoël et un roman, « La sortie est au fond de l’espace », dont le point de départ est la contamination de l’eau par une bactérie, roman dont l’ambition romanesque et le ton swiftien l’écarte des récits conjecturaux pour hall de gare, avec des fusées partout dans l’espace.
Il invente un fanzine, Le petit silence illustré, dédié au nonsense et au burlesque, publie un roman délirant et désopilant, critique des temps modernes, « L’employé », aux éditions de Minuit. Il obtient le prix Xavier Forneret – prix de l’humour noir – comme Roland Topor et Luis Bunuel dans leur catégorie..
Louis Pauwels et Jacques Bergier lui confient la direction des anthologies Planète, qui feront découvrir à une génération de lecteurs les écrivains d’imagination, l’érotisme, l’humour ou le kitsch. Les sixties lui sont plus favorables.
Alain Resnais, après lecture de son chef-d’œuvre « Un jour ouvrable », découpage d’une journée quelconque en une journée que l’on peut ouvrir sur l’utopie, la contestation du travail obligatoire, la dérive subjective, la fureur de vivre, lui commande un scénario dont l’argument est d’utiliser le flash-back (vieille figure de style au cinéma) comme recomposition chaotique de la vie d’un écrivain qui vient de tenter de mettre fin à ses jours (interprété par Claude Rich). Film que la Cinémathèque de Nice a rediffusé l’an dernier, très confidentiellement. Emu par ce film qui raille au passage la suffisance des scientifiques, « Je t’aime, je t’aime », malgré sa sortie avortée sur les écrans, suite au Festival de Cannes 68, Pierre Lazareff l’engage à France-Soir comme chroniqueur. Sternberg a la chance de pouvoir y écrire comme Delfeil de Ton ou Cavanna dans Charlie-Hebdo.
Grand looser, ayant une faculté extraordinaire de retomber sur ses pattes à la façon du chat qu’aiment tant les écrivains, il additionna les échecs et les succès d’édition, sans hélas être beaucoup sollicité par le cinéma ou le théâtre, il aura régulièrement dénoncé la vulgarisation des arts sous la version commerciale, l’hypertrophie d’anecdotes stupides dans le romanesque au détriment de la réflexion, de l’anticipation et de la personnalité complexe du créateur. Visionnaire, l’exemple de « la lettre d’un père à son fils » (une chronique de 1969) est une projection de l’histoire de nombreux gauchistes 30 ans plus tard. Très tôt pourfendeur des gestes désastreux de l’homme contre son environnement et de sa propension à surconsommer, il donne avec « Fin de siècle » un long récit de science-fiction, tentative d’échappée libre de deux amants libertaires sous un gouvernement fonctionnant surtout par prélèvements et taxes indirectes votées au fur et à mesure des besoins. Il s’effraie de l’augmentation des automobiles, de la relation amoureuse de l’individu à sa machine.

Je l’ai connu en 76, au moment où son éditeur était alors Albin-Michel et où son lectorat changeait.
Le romantisme de misanthrope comme résistance à la civilisation, il incarnait cette attitude démodée coiffée d’un bonnet marin. Il avait obtenu l’Aigle d’or au salon du livre de Nice, pour un roman de ce type.
Whisky, bateau à voile, amour des filles éphémères, obsession d’écrire, de tout cela et du reste il fut question dans de longues conversations au Flore et plus tard à La Coupole, pendant des années. Ami des obscurs et des travailleurs du livre, il racontait leur moquerie dubitative à la lecture de nombreux romans abscons qu’il imprimaient pour gagner leur vie ou aussi les yeux fatigués des correctrices anonymes pour les épreuves du quotidien Le Monde à l’époque de Vianson-Ponté

Dans les années 80-90 il publie de nombreux contes brefs, rejoint à nouveau les éditions Denoël.
“Le dictionnaire des idées revues », lui aura demandé plusieurs décennies de préparation et d’obstination pour réaliser tout ce qui n’est pas commenté dans un dictionnaire classique. Ici ou dans ses contes brefs, il se rit de l’informatique coercitive, du dérisoire de l’amour fou, du vieillissement de l’individu, de l’aliénation à l’automation. Il interpelle Dieu dans une suite désopilante et tragique de contes brefs, très en difficulté sur l’état de la planète qu’il est censé avoir créé.
Si loin de nulle part », un recueil ou Profession : mortel », son itinéraire d’homme, disent à travers leurs titres le pessimisme dans lequel il vécut entre deux fous rires, humaniste par dessus tout.
On s’étonne que l’édition n’est pas encore proposé d’établir ses œuvres complètes, à commencer par ses contes ou par la réédition de son dictionnaire subjectif.

Ni ailleurs, ni demain, Jacques Sternberg est parti au fond de l’espace, l’air de la planète devenait irrespirable.