souvenir, extension 01

ADIEU, GRAND JACQUES (nécro pour L’ÉCRAN FANTASTIQUE)

Ce grand Jacques-là n’était certes pas bien grand par la taille mais par le talent, oui. Et surtout par la place qu’il tenait dans la littérature française, fantastique et s-f bien sûr, mais que sa manière de (mal)traiter ces genres rendait unique. Nous parlons de Jacques Sternberg, bien sûr, mort le 11 octobre dernier à Paris, à l’âge de 83 ans, puisque ce francophone avait eu le malheur de naître à Envers (Belgique), le 17 avril 1923, bien que, par coquetterie, il préférait s’avouer « Né au XXe siècle ». Sa biographie aussi, il préférait la tracer lui-même : « Trente emploi différents, et jamais aucune situation responsable ; 7 ans de refus chez tous les éditeurs ; 36 livres publiés depuis 1953 (45 depuis la rédaction de ces lignes) ; environ 1000 chroniques semées à travers toute la presse, de Hara-Kiri à France-Soir; un seul film pour Alain Resnais (nous y reviendrons) ; une pièce créée par la Comédie française ; 350 000 kilomètres en Solex, 25 000 milles en dériveur… » Ce marin sur deux roues, dont ceux qui l’ont connu se rappelleront toujours le bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles et le clope au bec, avait commencé dans l’écriture avec deux roman gris bitume dont Kafka n’était pas le cousin, Le Délit en 54 et L’Employé en 58, où ses débuts de vie dans des emplois minables lui servirent de modèle. Mais la science-fiction l’accapara vite, une s-f que son pessimisme foncier, son humour vache, son don pour les coups de pieds tous azimuts nourrissaient: La Sortie est au fond de l’espace en 1956, Attention, planète habitée en 70. Pourtant, c’est dans le conte fantastique brumeux, mouillé, belge pour tout dire, et sans doute influencé au départ par Jean Ray, que Sternberg fut le meilleur, surtout quand il s’agissait pour lui de parler de la Femme, fuyante, insaisissable, incompréhensible surtout (là, il rejoint son autre compatriote Jacques Brel), comme pour Toi, ma nuit (1965), peut-être son chef-d’œuvre. Au fil des décennies, Sternberg s’était fait une spécialité de nouvelles courtes, de plus en plus courtes, dont il remplissait des recueils qui ne se vendaient guère (lui qui se flattait d’être passé six fois à l’émission Apostrophe sans que ses chiffres de vente n’en soient le moindre du monde améliorés). Du genre: “Pieusement, la dame au cœur sensible regarda l’aveugle appuyé contre la façade. Et charitablement, sans hésiter, elle déposer ses yeux dans la sébile de l’infirme.» (La Charité). Car ce dur était un tendre, un désespéré, ce qui ne peut échapper à personne à la vision, l’écoute surtout, du film qu’il écrivit pour Alain Resnais, Je t’aime, je t’aime (1968), un échec évidemment (même si la postérité cinéphilique l’a heureusement rattrapé), encore une histoire d’amour impossible vécu et revécu au cours d’incessants retours en arrière dans le temps. Chef-d’œuvre aussi. Depuis quelques temps, l’ami Jacques s’était fait plus discret, achevant son parcours littéraire avec un livre de souvenirs au titre forcément prémonitoire Profession: mortel (2000). Aujourd’hui, Si loin de nulle part — pour reprendre un autre de ses titres —, il va beaucoup manquer.