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Avant le fond du couloir

Voici un roman qui relève de la littérature prolétarienne, de celle qui conteste les soubassements de la société. Le jeune écrivain anarchiste de 23 ans nommé Jacques Sternberg y assume son après-guerre, son trauma de rescapé et sa crise de conscience. La boîte à guenilles inaugurait une approche romanesque dans le style expressionniste. Le Délit devait être le premier de ce cycle sur la culpabilité et le refus de la réification à convaincre Pierre de Lescure de prendre un engagement contraire aux autres éditeurs de Paris qui refusèrent l’écrivain de 1946 à 1953. La Sortie est au fond du couloir est l’œuvre d’un fou d’écriture qui n’a que ce moyen pour s’exprimer, pour dire l’effroi de celui qui a survécu aux horreurs d’une guerre, jamais nommée par l’auteur, dont on sait en détail qu’elle fut organisée par les puissants du Capital. Par temps de paix, ce n’est plus du camp d’incarcération que vient la menace, mais de la ville dans tout ce qu’elle peut avoir de fausses joies et de vrais pièges, « une ville qui n’était qu’un vaste parc d’attractions, un Luna Park pour adultes un peu cinglés, avides de truquages géants, de sensations violentes, de danseuses nues, de monstres plastiques ou de confetti aux couleurs douces suivant leur tempérament ; une ville où, à tous les coins de rue, des camelots, des bateleurs, des charlatans ou des érudits déchus distribuaient la fortune en deux minutes, le sucre d’orge empoisonné, la mort par compte chèque postal ou même par fusée s’il le fallait, la caverne de la Terreur installée à côté du Palais de la Beauté, le Garage du Rire creusé sous une pyramide de couronnes mortuaires, avec au dernier étage la plateforme des hommes volants et un peu plus haut encore le musée des projets éclatés en plein vol ; la ville aux tapis de jade qui tombaient à pic dans des gueules de dragons chinois, ses faux miroirs qui donnaient l’illusion d’une sortie, ses portes qui n’étaient que des murs, ses eaux illuminées, parfumées, joliment déteinte qui jaillissaient en fontaines d’art pour éblouir un instant et rejoindre en cachette sous le sol, les eaux des égout jamais bouchés, les pansements gangrenés des hôpitaux, le sang des veaux et des hommes abattus pour les besoins d’autres hommes…»

Le protagoniste, Claude Habner, cherche à survivre dans une ville devenu la cité du malheur de celui qui devine les rouages de l’aliénation. La biographie de Lionel Marek (Jacques Sternberg ou l’oeil sauvage, L’Age d’homme, 2013) confirme une forte attirance de l’écrivain pour la cité, le lieu où les hommes sont sensés trouver un emploi, se confronter aux épreuves, fonder une famille et pour certains d’y développer un talent de créateur. Venu à la classe ouvrière sans qualification, sans diplômes ni expérience, Claude Habner aimerait parfois partager un peu de cette vie sans avoir à la définir.

Je les observais et je les enviais.

Eux au moins ils croyaient vivre. Et tous ceux qui passaient autour de moi semblaient le croire également. Vivre… De quoi s’effrayer quand on voulait y songer. Les uns qui n’avaient vu qu’un seul et même carreau devant eux, les autres qui en voyaient tellement qu’ils ne réalisaient plus la différence, des vies de charbon, de viande crue, de linge sale, d’attente derrière des guichets, devant des portes à ouvrir toutes les dix minutes ou de courses à toute volée, à travers des paysages toujours identiques, les hommes suspendus entre deux plaques à souder, les autres à cracher leur existence bouffée par bouffée dans des vases de cristal, les milliers d’immeubles qu’ils devaient ériger pendant que l’on creusait en même temps les caves, les tuyaux tordus, puis jetés dans les égouts, les parois égalisées, percées ou rembourrées, la frénésie des pelles, des tenailles, des leviers et des marteaux, les hommes tour à tour projetés en l’air ou en avant, aplatis de force pour se retrouver avec une barre de fer dans les mains, un pavé d’arraché, un pieu de planté, une poulie au somment, une corde dans la poulie, et un le seau en bas, deux le seau sur le toit, une percée à gauche, un plâtrage à droite, les têtes, les bras allant venant, tout cela pour abriter d’autres hommes prêts à s’abrutir sur d’autres travaux question de méditer de nouveaux projets du même genre».

Les individus au travail s’accrochent avec obstination à leur travail et donnent le spectacle de cette activité mécanique sans conscience. Claude Habner n’est pas des leurs. A un moment de son monologue, il se dit ce qui serait l’origine de son anarchie. Trouver un emploi est primordial certes, mais n’implique pas une appartenance idéologique au prolétariat. Habner vient d’un en-dehors de la ville, d’un recoin, d’une ruelle.

Dès le premier jour, je m’arrêtai à cet endroit, subjugué pour ainsi dire et c’était bien une révélation ; cette ruelle qui me fit réellement prendre conscience de ce que je voulais exprimer, de ce qui me touchait avec le plus de force : la vie certes, mais la vie à même le sol, celle des déchus et des rongés jusqu’à l’écorce, celles des chiffes hors d’usage et des circonstances qui avaient mangé ces chiffes. La déchéance, la misère, les luttes cruciales faites de faims et de clous, j’y songeai longuement par après et réalisai combien tout cela était vrai. C’était fatalement ce qui devait m’attirer. Un renoncement à peu près absolu que je ne retrouvais nulle part, renoncement à l’honnêteté, au zèle, à la conscience sociale, à cette prétention d’être arrivé, toutes ces idées fixes que je détestais. Les déchus on les appelait mais justement la plupart d’entre eux étaient enfin devenus des êtres humains à force d’avoir laissé un peu partout ces ambitions glaciales, les sentiments et les valeurs de conserve».

Écrire oui, mais pourquoi?
Retrouver une forme de liberté comme Henry Miller avait tenté de le faire. Avant tout écrire pour admettre les deux pôles, celui des humains qui se savent mortel et ont décidé de vivre au-dessus des contingences, celui des humains qui ne se préoccupent d’aucune interrogation métaphysique. La rage d’écrire l’emporte sur une technique stylistique éprouvée mais en 1948 l’écrivain Sternberg se cherche.  L’ombre d’un Erksine Caldwell plane un peu sur sa machine à écrire. Dactylographier encore et encore et maîtriser l’art du récit.

Un double au féminin, vivante parmi les vivantes sur laquelle Habner dépose sa fureur de vivre est déjà le modèle de la vamp selon Sternberg: elle se nomme Nadia. Il faudra encore quelques années avant que la vamp n’augmente en opacité énigmatique et occupe épisodiquement les pages de romans sentimentaux et tragiques comme Le Coeur froid. Claude Habner a les nerfs à vif, à l’opposé d’Eric Habner (le protagoniste de Un Jour ouvrable) qui sera quelques années plus tard un double au système nerveux anesthésié.

Ce roman est parfois trop long. Il en sera de même avec les romans publiés par Albin Michel dans les années 70-80. Un auteur rompu aux techniques du rewriting et du conte bref peut ressentir des besoins de prosateur sans retenue. Le lecteur avance dans la continuité narrative par interrogations, doutes  additionnés, incertitudes en boucle, sans dialogues à suivre mais en se confrontant au monologue discontinu d’un narrateur en colère qui fait usage du grotesque pour tenter une restitutiondu monde. C’est une restitution de primitif, d’un écrivain qui désire tout soulever en un seul mouvement, l’humain et les objets, les vocables et l’environnement qu’ils pourraient signifier. Le mot peut-être littéralement du métal ou de la pierre ou un crayon. L’expressionnisme de Jacques Sternberg consiste étymologiquement à s’exprimer, quoiqu’il en soit. Pour autant, la morale du contenu est du côté des exclus, l’intention satirique est sauve. Il évite la surcharge lexicale, tandis que la syntaxe semble avoir été conçue sur un ring de boxe. A un moment du long cycle de son exclusion, Claude Habner bute sur un modèle de patron sans intention paternaliste:

Il s’allongea en m’apercevant, resta néanmoins assez insignifiant mais pas rassurant à part cela, tailladé à coups de serpe comme il l’était tout en angles de bois sec avec un regard d’homme habitué à évaluer dans les dix secondes. Un organisateur assurément et je le vis en quelques minutes téléphoner brutalement, noter deux adresses, convoquer un secrétaire, signer quatre lettres et feuilleter en même temps un paquet d’épreuves. La vie devait être pour lui une calme et rapide combustion, une vaste flambée rigoureusement entretenue, chacun devait y apporter sa bûche ou retirer les cendres suivant les ordres, les possibilités, les matricules, pas de temps à chercher ce qu’on en pensait et justement, songeant à cela, je me ravisai. J’étais venu avec l’intention de demander franchement de me donner un autre emploi dans la maison mais je ne voyais pas comment j’aurais pu présenter pareille requête à cet homme si froidement raisonnable. Je me fis donc très intimidé et je lui expliquai une quelconque histoire d’allocation. Il haussa les épaules, me fit comprendre qu’il n’avait pas de temps à perdre, le tout très sèchement, et posant bientôt les deux mains à plat, penché en avant comme s’il avait eu l’intention de me féliciter, il m’indiqua la sortie.

Le soir je recevais la paie de mon mois et je ne revins plus».

Il s’agit ici de la vision d’un visionnaire qui s’armera quelques années plus tard d’un humour noir ou des ressources du loufoque dans l’intention d’amplifier la vision anticipatrice par le rire. L’éditeur ne serait finalement qu’un patron comme un autre, plus sournois probablement mais pas moins exploiteur. Les éditeurs de Paris ont certainement apprécié le lancer de fléchettes.

«Je fis celui qui se résigne, je l’attendis cependant près du grand escalier, épiant chaque allée venue, sursautant ; en vain car on m’annonça avant de fermer que l’éditeur n’avait jamais eu l’intention de passer à son bureau avant deux heures. Je revins l’après-midi, je ne le vis pas davantage. Je revins le lendemain, cette fois encore ce fut une attente inutile ; j’essayai de lui téléphoner je n’arrivai pas à lui parler. Je lui laissai plus tard mon adresse, je lui envoyai une lettre, rien n’y fit ; à croire que cet éditeur était un mythe, un homme imaginé, que personne ne tentait plus de m’y faire croire. Un jour cependant je le vis passer. Il s’était pris le front à deux mains et les hommes qui l’accompagnaient se penchaient ; on pouvait supposer qu’il était assez sérieusement blessé mais il n’en était rien : il discutait affaire pas davantage. J’allai donc vers lui, préparant une phrase, elle allait me siffler entre les dents quand soudain j’eus un doute; peut-être serait-il froissé de me voir surgir de façon aussi brutale; peut-être cet accrochage était de mauvais goût, j’hésitai si bien qu’il passa; des cloisons crevèrent comme des sacs de papier, les portes claquèrent, en moi aussi certains sentiments semblèrent claquer, j’eus honte d’avoir été si réservé je voulus poser un acte, toutes ces portes strictement fermées m’impressionnèrent, j’imaginai là-derrière des humiliations, des scènes faites pour m’écraser, je sortis de l’immeuble sans rien en vue, une fois de plus».

Les travailleurs, employés, commerçants ou  artisans sont considérés comme des éléments d’une mécanique sans espoir de progrès. On n’y envisage pas de transformation de la société, car «chacun avait son discours à gesticuler, son produit à vendre, sa façade à restaurer, sa réclame à lancer et tournez la manivelles, il fallait bâcler en vitesse, le seul moyen de survivre d’aller plus vite que le voisin, donner un dernier effort pour recommencer sans tarder et n’importe où, dans la fumée des usines ou celle des trains en partance, entre les sillons de papiers ou juché sur une estrade face à la foule. Cette foule ? Bien normal tout compte fait qu’elle eut l’air si délabrée. C’était ça la rançon à payer : leur allure après dix ans de cette vie, les êtres tordus à la mesure des existences qu’ils avaient menées: les uns avec des faux plis au ventre ou des torses défoncés comme de vieux panneaux de caisse, les autres qui ne savaient même plus courir ou leurs têtes qui n’étaient plus que de pauvres girouettes agitées de singuliers tremblement; certains dont les bras avaient été bouffés par des scies, des lames, des masses, d’autres enfin étirés ou roulés en boule, gonflés d’air nocif ou vidés de tout l’air que la ville leur pompait».

Il ne reste rien de cette ville, de ce gigantesque espace d’épouvante à vivre, dans lequel Claude Habner est contraint et ne peut entrevoir une ligne d’horizon. Il ne peut devenir qu’un coupable, un individu à la pensée homicide, un rejeté et un exclu de cette même ville. Ceux et celles pour qui il aurait du sentiment ne peuvent rien pour lui, il le dit: «sur une place morte, entre une mère immobile, un vieil ouvrier, alors ça devint insupportable, je n’osai plus regarder, toute ma journée me monta à la tête, en même temps les illusions ressenties le matin même, ces illusions que cette mère, cet ouvrier avaient eux aussi du connaître, je faillis vaciller, j’allai m’asseoir et je sentis monter en moi une immense pitié pour ces deux êtres, pour cette petite fille, pour moi-même, pour tous».

Rien dans ce roman ne pouvait vraiment gagner la sympathie des responsables d’édition au moment où Jacques Sternberg le propose. Queneau, Arland, Poulaille, Nadaud et autres directeurs agissent à la légère, sans doute comme le patron caricaturé dans ce même roman. Refusé, il est ce mauvais salarié Claude Habner, celui qui préfère aller voir des mauvais films et décide de repeindre son armoire en multipliant les maladresses à la façon d’un Stan Laurel. Le synopsis trop conventionnel de La sortie est au fond du couloir n’altère pas le fond du récit qui est d’abord un récit d’angoisse crié avec sarcasmes, au plus près du langage parlé avant d’être écrit. Mieux crié que ne l’est La Nausée de Sartre, je dois dire.

Je crois que ce roman aurait eu sa place aux éditions du Scorpion, dont le catalogue affichait des auteurs aussi dérangeants que Vian (ou Vernon Sullivan), Léo Mallet, Maurice Raphaël, dans leurs périodes de transposition de la poisse, de l’errance ou de la criminalité et que l’éditeur Eric Losfeld proposera lui aussi à son catalogue, en réédition, dans les années 60 au moment où Jacques Sternberg est alors devenu un auteur «maison» qui s’était trompé en se dirigeant vers la «maison» Gallimard. Bravo donc à Cactus Inébranlable de prendre une décision digne de celles que prenait le Scorpion à la fin des années 40, pour l’édition d’un roman inédit d’un vieil auteur mort il y a dix ans mais dont l’œuvre est encore tellement d’actualité à travers une satire visionnaire qu’elle pourra convaincre les jeunes lecteurs épris de littérature contestataire.


Denis Chollet