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Extrait de attention planète habitée, page 329-340, édition Eric Losfield 1969

1962

En ce temps-là, le Seigneur était assis à ma droite et j’avais décidé de conquérir le monde avec une caméra, de l’avoir à mes pieds avant de finir à six pieds sous lui.

J’avais commencé ma carrière de l’autre côté de la caméra, comme acteur. Mais ma présence était si forte, je crevais à tel point l’écran que je crevais également la toile des salles des cinémas où l’on projetait mes films. Cela finissait par coûter cher aux exploi­tants et aux directeurs de salles.

Je n’insistai pas, je toisai avec quelque froideur l’histoire du cinéma. Autant avouer qu’on lui avait consacré des hectolitres de littérature, mais qu’en réalité il en était encore à balbutier un alphabet qu’il ne semblait pas trop comprendre. Le cinéma bégayait dans ses langes ? Qu’à cela ne tienne! J’allais lui apprendre à parler en marchant et à marcher en parlant.

Pour me faire l’œil et la main, je choisie le court métrage. Cela me permit en même temps de prendre les mesures de la crédulité et de la patience du spectateur. Tout allait bien de ce côté : elles étaient sans limites, je le compris très vite. Mon premier essai ne durait que dix minutes. Qui en valaient cent, il faut dire, car tout le filin n’était qu’une suite de variations techniques autour d’une grande feuille de papier blanc, le tout dans une débauche de zooms, de gros plans, de travellings inutiles, de contre-plongées et de flashes-back qui ramenaient invariablement le même vide. Ou trouva cette œuvre remar­quable, parfois un peu sévère cependant. J’enchaînai avec une œuvre plus accessible au grand public, plus commerciale : un géné­rique très détaillé de dix minutes qui s’ouvrait en fondu enchaîné sur le mot FIN d’ailleurs doté d’une typographie assez auda­cieuse. On jugea cette idée saisissante et la réalisation digne du sujet. Certains critiques me reprochèrent pourtant de ne pas attacher assez d’importance au sujet, à la fiction. Je les rassurai en tournant l’histoire d’un crayon. Elle durait une heure, et retraçait plusieurs semaines de la vie d’un crayon. Vie relativement sédentaire mais quand même marquée par deux événements dignes d’intérêt : un lundi matin, un employé cas­sait la pointe, puis en taillait une autre ; et, le lendemain, un autre employé faisait tom­ber le crayon par terre. La critique fut unanime à louer la pureté du thème traité et le sobre lyrisme de la mise en scène. La gauche elle me reprocha quand même la gratuité de mes sujets. Ce grief m’alla droit au cœur, d’autant plus que je l’avais à gauche, cette année-là. Avec mon quatrième film que je voulus très dense, très ramassé, je leur prou­vai en une demi-heure que j’avais un mar­teau dans l’œil et une faucille dans les pou­mons.

L’histoire que j’avais imaginée était exem­plaire. Cela commençait au sein d’une pau­vre et fière famille de Géorgie où un matin arrivait le trésor attendu depuis trois siècles : un tracteur que l’on accueillait comme le messie. On lui donne la plus belle chambre de la maison, on organise un banquet en son honneur, on l’inonde de champagne, de dis­cours et de maximes. Le bonheur général atteint des sommets insoupçonnés jusqu’au jour où une terrible révélation éclate : on constate que le tracteur est de fabrication américaine. Désigné comme traître, il est jeté à la porte. Mais la jeune fille de la maison est tombée amoureuse du tracteur. Elle part avec lui. Ne pouvant survivre à la honte, le tracteur écrase la jeune fille et se jette ensuite dans le canal.

La gauche s’enthousiasma et me signa un chèque, la droite s’alarma et se signa. Il était évident qu’on ne pouvait pas satisfaire tout le monde. D’ailleurs, j’avais d’autres soucis, je pensais déjà à mon prochain film, celui que j’avais dans la peau, celui-là même qui allait remettre en question le septième art et les autres par la même occasion.

Mon premier loup métrage fut également mon dernier. Il durait en effet six jours et six nuits el ruina entièrement la firme Paramount qui avait pourtant connu quelques années de prospérité avant mon arrivée dans ses studios. Ce film, dont le tournage avait exigé onze mois de travail et la somme de six cents milliards, avait très évidemment été conçu pour ne jamais faire ses frais : avant tout, j’avais voulu prouver au monde des trusts qu’un film océan, une superproduc­tion en foliecolor et quatre dimensions pou­vait également être un film à tirage limité, conçu pour quelques centaines de spectateurs, alors que n’importe quelle niaiserie à budget réduit en intéressait plusieurs millions.

En revanche, quel tirage dans l’inspira­tion ! Ah ! J’étais en forme ce siècle-là ! Je crois que j’aurais même pu réussir une page entière de bâtonnets sans tache et sans la moindre rature si je m’étais appliqué. Mais réduisant mes ambitions, je ne fis qu’un film. Ou plus exactement le monstrueux brouillon d’un film impensable, l’éclatement d’un seul délire sans intrigue et sans fil conducteur, l’avalanche brute de quelques milliers d’ima­ges de choc privées de lien entre elles, si ce n’est celui de l’amoralité, de la liberté et de l’exacerbation. Ne croyant ni aux histoires que l’on raconte aux grands enfants, ni aux apports mentaux ou aux tressaillements do la mode, encore moins aux messages subti­lement métaphysiques et n’ayant vraiment rien à dire à personne, pas même à Dieu, je n’avais, eu qu’un seul but : mettre en images ma joie de détruire, mon ivresse de dynami­ter. De gré ou de force, en douce ou en traître, de face ou de profil, en trombe ou à la sau­vette, en vrac ou au détail, tout y passa, tout lut hache menu et livré à la vitesse île lu lumière dans l’œil ahuri de spectateurs qui sincèrement n’en demandaient pas tant. Et le prouvèrent en submergeant de lettres indi­gnées le Vatican, les ministères, la S. S., les A. F., la police, les pompiers, les maisons de production et les PTT qui devaient brûler chaque jour des tonnes de lettres pour ne pas arrêter le trafic postal du pays.

Eu pure perte tout cela. Même si on avait pu empêcher le film de sortir, personne n’au­rait pu rayer de l’histoire du cinéma le fait qu’il avait existé, qu’il avait été tourné, réa­lisé et mis en boîte en même temps que le monde et ses succursales.

Avant tout, pour en finir une fois pour toutes avec les grands mythes un peu mités du cinéma, j’avais tenu à donner un rôle à toutes les vedettes les plus en vue de l’écran, du moins à celles qui étaient encore en vie. Un petit rôle, évidemment, épisodique le plus souvent, dérisoire en général, pour me laisser le plaisir de les escamoter sans raison valable, connue par enchantement, pour leur apprendre à vivre et à crever comme les autres. Ceux que, depuis l’invention de la manivelle, on avait toujours vus héroïques, agressifs et tapageusement invincibles mou­raient comme des lâches, se faisaient casser les membres par des gringalets, hurlaient de ter­reur à la vue d’une limace, se mettaient à pleurer quand on leur flanquait une gifle, s‘évanouissaient à la moindre coupure et devenaient livides quand éclatait un orage. De même, les mâles vantés et plébiscités par tous les catalogues de l’érotisme rougissaient quand une femme leur adressait la parole, se révélaient impuissants quand il fallait pas­ser du baiser artistique à l’acte d’amour, piquaient des crises de nerfs ou de panique devant les femmes qui les attendaient vaine­ment cambrées dans leur désir et se jetaient par les fenêtres pour échapper aux femelles dont ils avaient chatouillé les instincts amou­reux. A titre de compensation, de merveil­leuses orchidées de la séduction se voyaient bafouées par des souillons sans beauté et sans grâce ou découvraient avec stupeur que l’homme qu’elles croyaient avoir séduit les trompait avec des chèvres ou des prosti­tuées infirmes et synthétiques. D’autres héroï­nes, célèbres pour leur vertu et leur vie ran­gée séduisaient des prêtres qu’elles finis­saient par violer dans les sacristies ou sur des autels borgnes, puis se déguisaient en réverbères à gaz pour aller faire le trottoir dans les bas quartiers. D’autres, considérées par la presse comme de grandes dévoreuses d’hom­mes, se révélaient outrageusement attirées par les homosexuels ou tellement frigides qu’elles se fourraient de temps en temps dans leur frigo pour tenter de réchauffer leurs sens glacés. D’autres encore, bien connues pour leurs opinions racistes, se passaient au brou de noix pour se faire culbuter par de grands noirs qui les faisaient virer au rouge. Quant aux plus distinguées, celles-là même qu’on avait toujours vues vaporeuses et si poseuses, les cuisses serrées, dans des univers de sucre et de cristal, celles-là, je les avais reléguées dans les combles ou les cui­sines où, à moitié détroussées, elles trem­paient leurs culs de satin dans l’eau de vais­selle, le graillon et la poussière.

Aux autres acteurs, généralement moins connus et parfois anonymes, j’avais réservé le charme un peu rustique de séquences conçues, non sur mesure, mais au contraire parallèles à la démesure. Toute une séquence détaillait les tourments d’un amoureux noté « méritant un détour » qui refusait une créa­ture de feu parce qu’il était désespérément amoureux des pantoufles de la jeune femme. Une autre séquence racontait une histoire assez romantique qui tournait brutalement court quand le héros rapetissait en une seconde pour devenir une minuscule larve courant affolée sur les cuisses de l’héroïne, tombant enfin dans un sexe vorace devenu pour lui un gouffre sans fond. Ailleurs, un homme s’endormait rompu aux côtes d’un splendide objet de chair et se réveillait le malin auprès d’un squelette. Un autre courti­sait avec passion une divorcée, uniquement dans le but de séduire le plus jeune fils de celle-ci. D’autres séquences paraissaient plus rassurantes au départ, strictement réalistes, hygiéniques, banales et aseptisées, mais se perdaient après quelques minutes dans un bouillonnement d’imprévus, tombaient dans des trappes de ténèbres, coulaient à pic dans des océans déchaînés, se voyaient tronquées net parce qu’une porte se refermait soudain sur un mot, qu’un des protagonistes s’enli­sait mystérieusement dans la moquette des parquets ou que le langage des interprètes tournait au balbutiement inarticulé. Tout cela parce que j’étais poussé par la volonté, non seulement de choquer, mais surtout de dérouler à tout prix, par tous les moyens, sans laisser plus de quelques secondes de répit ou de repos au spectateur moyen.

Et de fait, les nerfs en recevaient pour leur argent, attaqués en permanence par la démence à haute tension d’un monde où tout pouvait arriver. L’argent liquide débordait des tiroirs et noyait les employés, des dino­saures rejoignaient le siècle en cours par les corridors des entreprises, on découvrait des cyclones dans les placards, des prêtres tom­baient du haut de leur foi et se tuaient sur le coup, les mathématiques explosaient dans la chimie pendant que l’histoire sociale se diluait dans la botanique ; le temps était tel­lement variable qu’une seconde n’avait pas plus de signification qu’un millénaire, quand une phrase tombait à l’eau ceux qui ten­taient de la repêcher étaient assurés de cou­ler à pic, les morts rêvaient tout haut, les femmes légères s’envolaient par-dessus les moulins et, dans celle galerie de glaces défor­mantes où rien ne renvoyait jamais le reflet attendu, les catastrophes succédaient aux cata­clysmes à un rythme impitoyable. Cyclones de cuisine, raz de marée dans des verres d’eau, tremblements de parquets, volcans enfermés dans des boites de sucre, ravages ménagers, typhons domestiques, pannes de temps ou de soleil, tempêtes de neige dans les lits, effondrements du sol ou des plafonds, tornades de corridors étaient si fréquent qu’après quelques heures, on finissait pas s’y habituer, d’autant plus qu’un rien pouvait engendrer ces catastrophes : une poignée de main, une phrase anodine, un mot prononcé plus fort qu’un autre ou la chute d’une feuille morte. De même, pour un oui pour un non, les acteurs s’effondraient en pleine action, ou alors ils se liquéfiaient instanta­nément ou s’envolaient à travers les parois, tout cela sans aucune logique, simplement gommés par passion de la gratuité. Avec la même allégresse les décors s’écroulaient sur les réceptions mondaines, les amants se noyaient dans les couleurs passionnelles du technicolor devenu un seul sirop mouvant, les figurants se débattaient dans la conster­nante collision des blancs et des noirs confon­dus en une seule brume gluante, les zooms partaient avec une telle brutalité qu’ils tuaient le plus souvent les acteurs visés; des animaux sauvages surgis des placards ache­vaient les rescapés que les accidents naturels avaient laissé indemnes, les fondus enchaî­nés devenaient des fondus au parmesan dans lesquels s’enlisaient acteurs et situations, le suave dégueulis des violons scellait à tout jamais dans la bave et la mélasse les baisers des amoureux gluants, le son ou la lumière se voyaient systématiquement coupés quand pur hasard l’intrigue prenait quelque inté­rêt, les lustres ou les toitures ne tombaient que sur les personnages sympathiques au public alors que les lâches et les larves traver­saient les pires dangers sans même attraper un rhume de cerveau ; les personnages ouvraient constamment des portes interdites qui les menaient droit dans des marais de mort ou dans des abîmes sidéraux, d’impres­sionnants échafaudages soutenant des tonnes de techniciens et de caméras s’écroulaient sous l’œil glacial d’autres caméras, des pom­piers arrivaient par hordes dans des appar­tements où pas même une cigarette ne flam­bait et des troupeaux d’éléphants sauvages venaient perturber sans explication le tra­vail des employés de banque ; des curés en mini-soutanes dirigeaient des bordels de reli­gieuses sanctifiées par le pape ou montaient à l’assaut des tranchées en ajustant un cru­cifix bien affûté au bout de leur fusil, des réceptions mondaines se déroulaient dans des taudis de goudron et de boue alors que des familles nombreuses d’affamés campaient dans des palais bourrés d’œuvres d’art et de domestiques en habit, des chasseurs sous-marins plongeaient gravement dans leurs bai­gnoires et des alpinistes défiaient avec leur connerie traditionnelle des tas de détritus dans les terrains vagues, les miroirs ren­voyaient des scènes pornographiques quand ils n’auraient dû capter que de chastes dia­logues, les radios crachaient des torrents d’eau, 1es robinets des images télévisées et les postes de télévision des flammes de dra­gon.

Bien entendu, dans ce chapelet de pétards mouillés ou meurtriers, la psychologie clas­sique était réduite au silence et elle prenait de face une dure leçon : le pape incitait ses fidèles à l’inceste, la débauche et la prosti­tution ; des parachutistes torturaient à mort des innocents en leur susurrant des rengaines sentimentales, des amoureux se déclaraient leur flamme entre deux rots et d’écœurants gargouillis, des hurlements de sirène et des grésillements de parasites sortaient de la bouche des orateurs politiques, des autruches neurasthéniques racontaient leur enfance malheureuse à des psychanalystes, des couples de pédérastes déchaînés s’entredéchiraient parce qu’ils avaient des enfants qu’ils n’avaient pas voulu, des généraux men­diaient la paix pour tout le monde et se sui­cidaient à la moindre menace de conflit, des illettrés rédigeaient des œuvres de génie pen­dant que de grands cerveaux balbutiaient la table de multiplication, des explorateurs se traînaient péniblement d’une rue à une autre au prix de mille efforts ridicules, des anthro­pophages d’Océanie venaient filmer en scope les mœurs grotesques des bureaucrates de nos régions tempérées, des fanatiques du ballon rond disputaient avec hargne un match incompréhensible parce que les deux équi­pes étaient fondues en une seule équipe.

Vraiment non, rien ne manquait à ce spec­tacle, pas même le vide et les temps morts, car entre deux séquences explosives j’avais inséré des blancs destinés à semer l’ennui chez le spectateur après l’avoir drogué de coups et de fureur, et parallèlement pour les cardiaques, sans préavis, d’assourdissantes déflagrations éclataient au sein des scènes les plus rustiques : la foudre en relief s’abat­tait parfois dans la salle, des balles perdues et des harpons mal lancés atteignaient des spectateurs cloués morts dans leur stupeur et les flammes des incendies à grande mise en scène avaient toujours quelque chance de griller les spectateurs myopes.

Mais pour ces quelques moments de gra­tuité ou de détente, que de moments d’atta­que et de séquences de choc. Je les revois aussi nettes que si je n’y étais pas. Aussi précises que si je ne les avais jamais imagi­nées. Ici, la scène tellement champêtre, un peu sentimentale même, lu troupeau de mis­sionnaires catholiques qui dévorait à belles dents une tribu de cannibales au son lancinant du tam-tam liturgique. Et la révolte du directeur de prison ivre de liberté, bien décidé à tenir tête aux centaines de prison­niers qui voulaient empêcher son évasion. L’attaque des gangsters qui, à la bombe et à la mitraillette, rasaient tout un quartier pour voler un kilo de sucre en poudre dans une épicerie. La longue séquence où l’on voyait des rangées de spectateurs pliés en deux de rire à l’idée de voir en face d’eux des spec­tateurs installés devant un écran. Et ce héros des sables qui marchait assoiffé dans le désert, déjà enlisé dans une mort glorieuse, quand soudain entre deux dunes il rencontrait une station de métro par laquelle il regagnait son bureau en s’excusant de ce léger retard. Et l’épique équipée du shérif qui, par troncs et par veaux, traversait cent prairies et mille dangers, abattait quelques dizaine de hors-la-loi et deux mille bisons, pour enfin reve­nir au pays et y mourir le lendemain d’un mauvais rhume pris en traversant la grande rue. L’exemplaire épisode du grand prix où l’on voyait un vélomoteur battre à une moyenne de 300 kilomètres à l’heure toutes les grosses cylindrées de la vitesse et du sui­cide. Le pèlerinage à Lourdes d’où un peloton le croyants en parfaite santé revenait paralysé, mais toujours gonflé de foi. Et la salutaire séquence de travail quotidien qui prenait en gros plan les enveloppes que rédi­geait pendant deux heures un employé de bureau. Séquence un peu monotone que balayait celle de la tempête des mers du Sud où le film en trois dimensions atteignait son point absolu de perfection en engloutissant toute une salle sous un déluge d’eau salée dans laquelle j’avais pensé à semer quelques requins de haute mer, plusieurs tonnes de méduses, de pieuvres et d’ectoplasmes carni­vores. Et l’impressionnante parade en rade de guerre où les plus belles unités de la flotte s’enfonçaient lentement sous les eaux parce qu’on venait de hisser les couleurs au grand mât. La scène plus intime qui exaltait l’aven­ture d’un jeune marié découvrant avec stu­peur un puits de pétrole dans le sexe encore vierge de la femme qu’il pénétrait. La demi-heure touritoxique pendant laquelle le spec­tateur demeurait bloqué, comme les person­nages du film, dans le souterrain d’une auto­route, asphyxié par les gaz d’échappement que crachaient des tuyaux de hautes odeurs. Et cette intrigue érotique attendue avec impatience parce qu’elle promettait orgues et orgasmes si seulement l’homme ou la femme n’avait pas eu la manie d’oublier chaque fois de se rendre aux rendez-vous prévus. L’intermède de la couturière qui, avec de la patience, du fil et une aiguille, reliait entre elles deux scènes du film. Sans oublier le haut lyrisme que dégageait le plongeon du colosse primate qui prenait son envol du grand mât d’un voilier pour venir s’empaler droit sur un harpon qu’un figurant sans importance avait laissé traîner sur le pont. Et cette scène qui devait être un des clous du spectacle, l’éruption spectaculaire d’un vol­can en furie qu’un enfant de six ans arrivait à étouffer en déversant un seau d’eau dans le cratère infernal. Le dérisoire suspense de la famille qui attendait un train dans une gare désaffectée depuis dix ans et déjà rongée par la rouille, les mauvaises herbes et le can­cer ferroviaire. L’édifiante leçon que con­tenait la collision meurtrière entre une voi­lure de tourisme et un corbillard, accident de la route dont seul le mort sortait indemne et en parfaite santé, à peine légèrement commo­tionné. Et l’acte lyrico-chrétien d’un drama­turge célèbre dont j’avais fait une revue pornocomique à grand spectacle sans changer une ligne de texte. Et la parabole mystique où l’on voyait un Christ ressusciter avec une telle persévérance que même ses pires enne­mis renonçaient à le mettre en croix et lais­saient la nature faire le reste. Ou l’ennui for­mel, bien décanté, que dégageait l’intermina­ble scène du paralytique hébété que l’on habillait pour faire un brin de promenade ou celle du téléspectateur qui tentait en vain d’obtenir une image dans l’écran de son poste de télévision.

Décidément non, le spectateur n’avait guère de raisons de se plaindre. J’avais non seulement sans cesse pensé à lui, mais j’avais pensé également à tous les états d’âme par lesquels il pouvait passer. J’avais même pensé à lui ménager, au hasard de ce tor­rent filmique, quelques entractes publicitaires sans lesquels le spectateur bien né ne pou­vait pas survivre. C’est ainsi, qu’entre deux séquences d’action, ou voyait le pape entrer, en tenue de gala, dans une salle de bains et y bénir avec onctuosité une jeune femme nue enduite de « Mon Savon ». Ailleurs, une tête de mort riait de toutes ses dents et affirmait que Pepsodent garantissait, même après la mort, un sourire éclatant. Un suicidaire se jetait du dixième étage et mourait content en voyant que sa montre Pontiac ne s’était pas brisée. La maison Borniol était fière de livrer ses cercueils à domicile plusieurs jours avant le décès de ses clients. Japy prétendait lan­cer une machine à écrire qui allait au bureau toute seule et se passait de son propriétaire. L’Ovomaltine proposait avec tous ses pro­duits deux enfants à titre d’essai. Un homme se jetait du haut du quinzième étage et ses cheveux arrivaient quelques secondes après lui sur le sol parce que Panthène ralentissait la chute des cheveux. Un anthropophage du cœur de l’Afrique noire expliquait qu’il avait acquis ce teint de rêve grâce à l’Ambre Solaire. Une femme avouait en souriant de toutes ses dents que si jamais elle n’avait été inculpes de meurtre, c’est parce qu’elle avait réussi à conserver le cadavre de son mari dans son vrai Frigidaire pendant plus de dix ans. Le Christ lui-même expliquait que s’il tenait toujours sur sa croix depuis bientôt vingt siè­cles, c’est aux clous inoxydables de la mai­son Duraillon qu’il le devait. Nestlé offrait, non plus des boîtes de lait condensé à ses clients, mais des vaches d’appartement. Per­sil affirmait que l’immaculée conception lui devait sa blancheur exceptionnelle. Lissac que si Dieu voyait tout, c’était grâce aux lunettes sorties de ses ateliers. Un piéton avalait un litre de Shell et doublait ainsi sa vitesse de croisière, mais l’automobile qui était assez stupide pour mettre, conseillé par Esso, un tigre dans son moteur, se faisait impitoyablement sectionner les deux pieds d’un seul coup de gueule du fauve furieux d’être enfermé dans de la ferraille. Johnny Walker présentait un whisky tellement authentique qu’une seule gorgée suffisait à changer instantanément un séduisant quadra­génaire en un répugnant éthylique. Kodak faisait encore mieux en offrant à tous ses clients des films où chacun se retrouvait sou­riant avec la tête et les membres de son sque­lette. Et l’apothéose était offerte par Scan­dale dont la célèbre gaine comprimait une jeune femme avec tant d’efficacité que le scandale finissait par éclater dans un grand remous de sang, de râles et de nylon.

Inutile de dire que la censure s’en mêla et d’assez près. Heureusement, comme le film durait six jours entiers, le comité de censure, dépassé par la situation, n’eut jamais le courage de le supporter jusqu’au bout. C’est ce qui le sauva. On ne coupa que quelques scènes, an hasard d’ailleurs puisque l’embarras du choix avait découragé les meil­leures volontés. On coupa cependant la scène tellement rustique du pape se donnant secrè­tement, mais en grande pompe, la bénédic­tion solennelle avant d’affronter les mornes vérités de la nuit. Et celle de l’homme singe qui voltigeait joyeusement d’arbre en arbre jusqu’au moment où il se faisait enlever par une grande guenon qui le violait en hurlant de jouissance. Et même celle du général qui tuait accidentellement un héros de guerre eu lui épinglant la légion d’honneur en plein cœur. On sacrifia aussi aux ciseaux, pour de douteuses raisons de morale, la séquence allègre du prêtre illuminé qui s’acharnait à célébrer l’office dans les bor­dels parce qu’il prétendait que les églises ne pouvaient être que des maisons closes puis­que l’esprit de Dieu y était enfermé. Même sanction pour la scène du viol où l’homme faisait non seulement un enfant à sa parte­naire, mais la défonçait avec une telle rage qu’il faisait également un enfant à l’enfant à peine conçu. On priva aussi le public de la grande revue du 14 juillet qui exhibait les plus beaux bovins du pays, défilant chargés d’honneurs et de décorations sons les acclamations de l’Etat-Major. Et même la suite logique qui montrait le chef d’Etat lancé à corps perdu dans un discours tellement bourbeux qu’il finissait par s’y enliser et disparaitre corps et biens sous le sol. On trouva également répréhensible le reportage sportif sur le grand christerium cycliste que disputaient, l’hostie entre les dents, deux équipes de cardinaux revêtus de soutanes rayées et chatoyantes. On n’apprécia pas davantage mon message militaire qui retraçait avec vérisme l’horreur d’une attaque de tranchée à la baïonnette, avec la différence que l’attaque était menée allegretto en chantant un air d’opérette et que des litres de sang violet ou bleu inondaient un paysage entièrement repeint en rose lilas et en jaune serin. On brûla avec la même indifférence ma séquence romaine où, dans le cadre enchanteur des jeux de cirque, des lions fuyaient affolés devant un troupeau de chrétiens sauvages et rancuniers.

On coupa, bien sûr. Mais avec des ciseaux alors qu’il aurait fallu y aller au lance-flammes ou à la dynamite. Ce n’était pas en pissant dessus qu’on pouvait éteindre un incen­die dans une fabrique de celluloïd.

Et c’est surtout à la fin du film, c’est-à-dire dans le courant de la dernière nuit, que j’avais tenu à déverser toutes les images qui pouvaient humilier, dégoûter on terroriser le spectateur. Dans ce dernier volet du macabre et de la dérision, d’ailleurs assez réaliste, rien ne manquait à la fête funèbre, pas une bougie, pas un cercueil, pas une civière, pas une tenture de deuil. De quoi rappeler aux optimistes que rien sur cette planète ne pou­vait jamais finir bien et que rien ne servait de rire ou de courir puisqu’il fallait pourrir â point.

Les trois dernières heures de mon film réservaient aux curieux une promenade tou­ristique à travers les allées de ce vaste cime­tière cauchemar qu’on avait appelé la terre pour rassurer les indigènes. Promenade qui débutait de façon fort rassurante dans le petit train fantôme d’une foire où de joyeux noceurs cuvaient leur ivresse. Le train lou­voyaient quelques instants entre les sque­lettes de carnaval, les araignées de plastique et les vampires amusants pour soudain bifur­quer dans un tunnel qui menait droit les voyageurs en plein centre d’un camp d’exter­mination où on les poussait vers la chambre à gaz avec quelques milliers d’autres victi­mes hébétées. Ils n’en réchappaient que pour mieux mourir ailleurs, emportés dans un interminable circuit qui ne quittait plus les rails de la réalité, plongeant, descendant, ondoyant à travers les innombrables sites pit­toresques de la vie quotidienne : les canaux sanglants des accidents de la route, les kilo­mètres de tripes qui giclaient dans la boue hors du ventre des sacrifiés pour la patrie, l’unique et horrible blessure de tous les tor­turés au nom d’une cause dont ils ne con­naissaient pas les coulisses, les cauchemars de tous 1es insomniaques de l’aube, les grands déserts blafards des hôpitaux, l’interminable fusillade au pied de tous les murs du inonde, et le film se terminait dans la cellule d’un condamné à mort, par une demi-heure de hurlements que personne, pas même moi, n’arriva jamais à supporter jusqu’au bout.

Que dire d’autre? Le film fit une carrière, malgré tout. Presque toujours on finissait par faire sauter le cinéma dans lequel il était projeté. Mais quoi ? Cela ne faisait que tuer des spectateurs innocents qui seraient peut-être sortis vivants de la salle et il y avait toujours une copie de mon film pour rempla­cer celle qui venait d’être détruite. Quant aux cinémas, à cette époque, on en construisait deux ou trois par jour dans la ville.

Cela dura jusqu’au moment où Jésus II débarqua dans nos régions. Il se fit présenter le film, n’y vit rien de très répréhensible jusqu’à la 342ième bobine où il trouva qu’un des figurants avait une façon indécente d’éplucher une orange et, jugeant la morale chrétienne visée, il fit interdire le film, définitivement.

Cela me laissa également interdit, pas très longtemps cependant. Ma célébrité m’avait dépassé, avait gagné le monde, les galaxies extérieures et, sur ma planète natale, une firme commerciale m’offrit dans les délais les meilleurs, un poste de responsable com­mercialisant.