bulletin7, extension 11, expressionisme

Patrick Roegiers, un belge à  Paris, venu au roman littéraire après une période féconde d’auteur pour la scène puis comme critique de l’art photographique, a déclaré un jour : « Le rôle de l’écrivain belge est d’inventer sa langue plutôt que de parler la langue commune, c’est-à -dire le «bon» français, qui sied aux Français. Le sabir belge échappe à  toute logique.
La langue belge est insoumise, incorrecte et très gaffeuse.
Elle est l’exact contraire d’un flux limpide, juste et pondéré.
Plus loin il parle d’une langue « cacophone » (bon-a-tirer, volume59)

Sans doute faut-il interroger les premiers écrits à  intention littéraire de Jacques Sternberg de ce côté-ci de ce commentaire.

Lorsque son désir d’écrire quotidiennement le tenaille, c’est que d’abord il lui faut expulser cette rage qu’il porte comme un certain nombre d’autres individus miraculeusement revenus des décombres (le mot artiste n’a rien à  faire ici). L’expressionnisme est en lui sans qu’il s’en réclame, mais l’expression domine l’impression ou l’explication qui ne sont pas des catégories faites pour lui, l’expression de l’outrance ou le rendu des distorsions, les égarements ou les peurs qui sont celles que vit avec intensité l’homme seul qui est sorti de la guerre vivant mais fissuré mentalement, ayant déjà  exprimé en de personnelles séquences grotesques et hallucinées son internement en France dans son récit inspiré de la réalité épouvantable, La boÎte à  guenilles. Il lui faut à  présent se confronter à  un environnement d’une autre hostilité : la ville.

La ville où il lui faut travailler, se loger, faire vivre une femme et un enfant.

Je partage l’observation de Jean-Pol Sternberg selon laquelle la majeure partie de la production de Jacques Sternberg relève de l’expressionnisme (cf sa biographie, p. 61 à  112)

Dire la nausée dans le contexte d’une interminable déambulation ou fuite sans but, dire sa colère sur des objets en vitrine de magasin ou en appartement, parler de son propre rapport à  la ville comme s’il s’agissait encore de scruter du fil de fer barbelé et des ombres de mirador, comme si les lumières et le vacarme d’une fête foraine devenaient menaçants. Les enseignes lumineuses des boÎtes de strip-tease sont le signe d’une inhumanité tandis qu’elles existeraient pour un peu plus d’humanité pour le chaland.

Le philosophe et historien d’art Jean-Michel Palmier (1944-1998) a beaucoup publié sur le mouvement expressionniste, sur le sens de la révolte ayant agité ses principaux fondateurs et sur l’idéologie dominante sous la république de Weimar. On relit avec beaucoup attention les analyses et commentaires publiés sur un blog qui lui est dédié. Il précise ceci :  « La révolte contre la bourgeoisie est un thème aussi fondamental, bien qu’ambigu car la droite est elle aussi anti-bourgeoise. Jà¼nger affirme « Mieux vaut être criminel que bourgeois » . LorsqueTucholsky publiera son album Deutschland, Deutschland à¼ber alles, mélange de textes satiriques de montages de photographies donnant de l’Allemagne de Weimar une image ridicule et odieuse, il se trouvera des nazis pour affirmer qu’ils pourraient reprendre à  leur compte cette dénonciation. C’est à  Munich, avant Berlin, que culmine ce caractère anti-bourgeois. Au cabaret des Onze bourreaux, Franz Wedekind interprète ses chansons violemment anti-bourgeoises.Brecht joue avec le clown Karl Valentin, compose Baal et les poèmes des Sermons Domestiques qui sont de véritables déclarations de guerre à  la « morale bourgeoise ». Benn lui-même écrit plusieurs textes contre cette civilisation de commerçants et de boutiquiers ». (blog de JM Palmier)


En 1948, personne ne sait ce qu’est l’expressionnisme, en dépit de sa résurgence à  travers le groupe COBRA et ce ne sont pas encore les cris lucides d’Antonin Arthaud (qui décède en 1948) et son approche définitive de Van Gogh qui vont modifier le catalogue des maisons d’édition. Vous connaissez ce tableau de Van Gogh sur lequel l’ombre portée d’un arbre est une faute de perspective puisque le soleil n’éclaire pas l’arbre dans cette direction, et bien Jacques Sternberg est capable de ce type de fautes, de cette cacophonie stylistique à  laquelle Patrick Roegiers fait allusion.


En écriture littéraire, personne ne pouvait se réclamer de cette esthétique sans risquer de se voir refuser les manuscrits par les éditeurs de Paris. Jean-Pol Sternberg a détaillé l’itinéraire douloureux des refus, les entêtements de l’auteur pour arriver à  se faire publier, quitte à  changer un titre ou à  se faire passer pour quelqu’un d’autre. Fureur et naïveté qui n’ont pas convaincu les comités de lecture du Seuil, de Correa, de Gallimard, de Minuit, etc. Le style, ce magma de mots dans une syntaxe parfois impossible, n’est pas celui qui est attendu. L’équivoque de Jean Paulhan, coutumier de la posture, a de quoi désespérer le jeune écrivain qui n’a peut-être pas lu les recommandations pourtant lumineuses que contiennent Les fleurs de Tarbes, ou, la terreur dans les lettres.

Dès les débuts, l’expression des formes du grotesque domine, tout en refusant les arabesques ou la sophistication esthétique (je fais allusion au titre original des récits d’Edgar Poe, Tales of the Grostesque and Arabesque, en opposant ici volontairement le contenu à  l’esthétique du contenu). Les premières moutures romanesque que nous avons choisi d’éditer, à  partir des tapuscrits déposés à  la BNF, sont celles qui aboutiront au roman Le Délit dans lequel les images et la syntaxe, quoique revues sur plusieurs années, sont quasi identiques :

« J’observai stupéfait ce carrefour toujours si grouillant, ce grand crabe dont les bras prenaient des passants, par grappes des véhicules, au hasard, pour les lancer en vrac un peu plus loin à  présent, il gisait là , aplati, inerte, décortiqué, avec ses quelques rues qui semblaient l’écarteler. » (extrait de Inutile, J. S. l’iconoclaste éd.)

« Je regardais, stupéfait, ce carrefour toujours grouillant de tumulte et de rythmes, ce crabe géant dont les huit pinces prenaient des passants et des véhicules, des denrées et des masses pour les jeter en vrac un peu plus loin dans le passé ou l’avenir, et plus rien : le carrefour gisait là , réduit à  ses dimensions de pierre plate, dégonflé, etc () (Le Délit, Plon éd. p. 107)


Trois bonnes années séparent ces deux extraits, le réseau d’obsessions de l’écrivain est le même. L’assemblage des phrases et le suivi dans le discours narratif ont été revus, améliorés. Avec Le Délit, il ne s’agit pas vraiment d’un premier roman, synthèse de ce « cataclysme verbeux » selon l’écrivain, mais de la fin d’un cycle de fabrique d’écriture pas nécessairement ouvert au grand public comme on sait. Désormais, la découverte de l’humour moderne à  travers les cartoonists américains lui facilite l’approche ludique de son véritable style, celui qui est en jeu dans le premier chapitre de Vingt mille lieues sous l’avenir, daté de 1954 et qui deviendra quelques années plus tard le manuscrit de L’Employé. (journal de mon passé)

On note dans ce cas que la mise en page schématique et les effets typographiques choisis par l’écrivain sont aussi la marque d’une volonté de surligner les effets, d’établir l’occupation spatiale de la page, de dynamiser visuellement le récit lui-même sur un tempo rapide. L’affaire n’est pas nouvelle, Guillaume Apollinaire avait ouvert une voie possible. Ici, la jonction avec un surréalisme qui ne dit pas son nom est évidente.

Mais pour revenir aux récits antérieurs, c’est d’abord comme expressionniste qu’il crée. Il taille dans la réification pour sortir des gags ou des faits-divers inventés comme à  l’aide d’un burin imaginaire, à  la façon du graveur sur bois. Qu’importe les dérapages de l’outil, ça doit être creusé à  tout prix ! Des concepts deviennent des choses absurdes, des objets se métamorphosent pour retourner à  leur origine. Un comptable doit nécessairement finir sa chute dans le trou découvert dans une comptabilité. Toute une critique de la vie quotidienne se fait au fil du clavier de la machine dont la frappe était aussi physique que l’était l’acte du graveur. La machine à  dactylographier a certainement joué un rôle primordial dans l’enchaÎnement des vocables ou des phrases, dans l’élaboration de cette fabrique d’écriture qui est souvent une écriture automatique, une écriture trop rapide pour être contrôlée. Comme il l’écrit lui-même : « Et tiré par ces mots, je me levais et suivant leurs empreintes je sortis de ma chambre, et composant : entièrement la lettre à  envoyer à  mon patron, je sortis pour la rédiger cette lettre, dans un bistro ou dans quelque autre endroit, mais du monde, il me fallait des couleurs, des cris, des gestes autour de moi, beaucoup de couleurs, beaucoup de cris, beaucoup de gestes… »

Cette rapidité dans l’écriture nous vaut des moments magnifiques, comme celui-ci :

« Et sur le quai, il y a de nouveau mon reflet, mais normal, tellement normal cette fois, avec son crayon qui pousse dans l’étoffe comme une asperge mal conçue, sa cravate peu voyante, son visage encore moins voyant et ses yeux qui ne posent même plus de questions impossibles ».

Il existe quelques trop rares exemples de style par lequel un écrivain a choisi de forcer les effets. Chez Jean Ray :

« Les aiguilles du tricot de ma tante Sophronia dansaient un menuet de fer sous la lampe capuchon vert pomme ; Sipp, le canari, interrompit ses trilles pour racler vigoureusement les barreaux argentés de sa cage ; au-dehors pleurait le vent de novembre » (La vérité sur l’oncle Timotheus)

Ou chez Octave Mirbeau :

« J’entendis aussitôt un coup de sifflet d’abord lointain, puis se rapprochant, un coup de sifflet qui m’entra dans le coeur comme un coup de couteau. Le beuglement d’un cor répondit. Et ce fut un grondement de bête furieuse, le roulement formidable d’une avalanche qui se précipitait sur nous. Je crus que tout ce vacarme, que toute cette secousse dont le ciel et la terre étaient ébranlés, je crus que tout cela qui haletait, qui sifflait, qui mugissait, qui crachait de la flamme et vomissait de la fumée, je crus que tout cela était mon oncle, et je fermai les yeux. (L’Abbé Jules)

Jacques Sternberg a vécu l’importance du mouvement expressionniste d’abord en pratiquant un type d’écriture concordant. Le Surréalisme n’a été au mieux qu’une heureuse occasion de figurer au sein d’une famille d’adoption, au catalogue des éditions Arcanes, puis celles du Terrain Vague, et de confirmer la décision majeure d’Eric Losfeld, celle de publier plus d’une dizaine d’ouvrages sur vingt ans d’un écrivain qui était tenu à  distance par les Surréalistes. Il a également vécu l’importance de l’expressionnisme comme en témoigne plusieurs de ses rubriques du Dictionnaire des idées revues, ainsi que celle des caricaturistes allemands du Simplicissimus. Kirchner, Beckmann, Grosz, Dix, Van Dongen, sont en bonne place dans son panthéon et même si aujourd’hui les bacs à  soldeurs ou certaines expositions ont fait très tardivement redécouvrir ces artistes engagés et rescapés de la guerre,  le Dictionnaire n’en a pas moins de valeur et de force à  avoir devancé les modes passagères. Les individus dont on parle sont hors des modes, bien sà»r.

Entre 1948 et 1952, ces caricaturistes et peintres étaient méconnus. Kees Van Dongen n’était plus que l’ombre de lui-même. Lotte Eisner publie sa version française de L’Ecran démoniaque, en 1952. La librairie Le Minotaure commence à  vendre des photographies de cinéma dont les amateurs rêvaient. Le cinéma d’épouvante des années 30 est commenté par des inconditionnels qui vont considérer la suite logique de l’Expressionnisme comme étant celle-ci, à  commencer par le fait que les directeurs de photographie ou réalisateurs ayant traversé l’Atlantique au moment du nazisme venaient de cette esthétique. La librairie Brentano’s importe les ouvrages en langue anglaise. Pulps, cartoons, magazines de science-fiction, comics d’horreur, tout une production de masse est venue confirmer des goà»ts, susciter des vocations, développer une esthétique moderne et une pratique du second degré. Question littérature c’est autre chose, car les comités de lecture ignoraient totalement Chas Addams ou les revues Astounding Stories et Mad, pour ne citer qu’elles deux.

Arrivé avec cette naïveté de celui qui part de Bruxelles, comme on pouvait partir de Fort de France ou de Bordeaux pour faire son chemin à  Paris dans les Lettres, il ne sait rien des empoignades typiquement françaises et des invectives que s’échangeront bientôt les intellectuels. L’Existentialisme, le Marxisme, le Surréalisme et les querelles entre Breton, Camus ou Sartre ne seront pas à  sa portée. Quant au style en littérature, si Jean Paulhan a le premier mis en garde le jeune écrivain sur le poison des fleurs (des vocables) et l’insistance sur le trop de littérature en littérature (cf lettre à  Jacques Sternberg citée par  Jean-Pol Sternberg dans sa biographie), Roland Barthe fixe de façon plus méthodique ce sur quoi s’est fondée la littérature contemporaine française, c’est à  dire une nouvelle terreur par l’obligation d’une auto-surveillance de son écriture. Robbe-Grillet deviendra le modèle de l’écrivain évitant toutes les fioritures et les analogies sémantiques hors d’usage. « Une autre solution imaginable à  cette quadrature du cercle qu’est une oeuvre littéraire sans littérature, explique très sérieusement Roland Barthes en 1947, ce serait une transformation verbale absolument « naturelle », mais en comprenant qu’ici la nature ne peut-être que la société ; il s’agirait alors, selon le dessein de Queneau, par exemple d’ouvrir grande la littérature à  l’irruption des formes parlées dans la simplicité entière d’un état de nature (…) »

Entre 1948 et 1952, il ne s’agissait donc point pour Jacques Sternberg de tergiverser et de vérifier le bienfondé de sa pratique stylistique auprès des ténors de la théorie. Non, il lui fallait d’abord traverser une esthétique directement liée au nihilisme pour apprendre à  transformer son propre laboratoire d’imaginatif.

On peut conclure avec Jérôme Bindé :

« Une nouvelle poésie, relevant à  la fois du théâtre et du cabaret, exprime violemment les instincts et les pulsions obscures, en « un soulèvement éruptif de haine, d’extase, en une soif d’humanité nouvelle et un langage qui vole en éclats pour faire voler en éclats le monde » (Gottfried Benn). Il s’agit pour l’Expressionnisme d’en finir, par la violence s’il le faut, avec la langue des maÎtres, des arts, des armes et des lois, et de couper le cordon avec la « mère », langue des écrivains ou nature des peintres ».



Denis Chollet