recits
courts en prenant son temps
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Jacques
Sternberg l’a dit quelquefois, Chas Adams dessinateur humoriste du New
Yorker a été son déclencheur,
sinon son inspirateur. Sa conception de contes de terreur et d’humour noir
avait la clarté narrative qui est celle du célèbre cartoonist. Mais l’histoire
du conte fantastique reste à écrire, nota un jour Pierre-Georges Castex. Celle
du conte bref, un media qui s’est développé parallèlement, est totalement
inédite. J’en tracerais quelques étapes.
J’ai
recensé durant plusieurs années les chefs-d’œuvre du conte bref, une anthologie
qui comprenait au final une présélection de 700 recits pour près de 100 auteurs
– projet encouragé par Jacques Sternberg mais qui devait échouer pour des
raisons de traitement de droits d’auteur. L’auteur de La Géométrie dans
l’impossible avait produit la plus grande quantité de recits, sur une longue
période, tout en donnant ses lettres de noblesse à ce media aussi important que
le sont la nouvelle ou le poème littérature moderne. Ce n’est d’ailleurs pas un
hasard si l’actualité redonne de l’éclairage sur une traduction en langue
espagnole due à l’écrivain Eduardo Berti ou sur une récente lecture de recits
par une compagnie de
Trouville. Et l’un de ses héritiers dans le domaine
en question est l’écrivain Eric Dejaeger, très inspiré par l’usage du recit
court.
Au
commencement il y eut Henri Michaux – grand absent de l’anthologie de l’humour
noir de André Breton – Plume se baladait au plafond, le lecteur était invité à
le suivre. Il y eut aussi Benjamin
Péret qui faisait entrer et sortir l’imprévu dans des contes dans lequel
personne ne pouvait deviner le développement ou la fin. Et à partir des années
40, d’autres ont essayé de faire surgir par une infralittérature les émotions,
les cauchemars, les visions, l’insolite d’un instantané, les fantômes derrière
un décor familier. Pierre
Bettencourt, Jean Ferry, René de Obaldia, J.-M.A.
Paroutaud, Marcel Lecomte, François
Valorbe, Marcel
Béalu
furent de ceux-là.
Béalu
préfaça le premier recueil de Sternberg, paru chez Arcanes, enrichi de 3
collages de l’auteur. Une ambiance régnait, un climat. Non une école mais un
regroupement de sensibilités voisines.
Béalu
évoquait la possibilité d’une autre littérature et cherchait un possible
rapprochement avec Georg Lichtenberg, pas seulement pour la rime. « Il
s’étonnait que les chats eussent la peau percée de deux trous précisément à la
place des yeux, écrivait ce dernier à
Goettingen, au dix-huitième siècle. Et dans notre
Paris de 1953, Jacques Sternberg : Un affamé engloutit un homme sandwich. Ce
qui est bien de la même veine, certes, avec tout ce que nous avons
« acquis » depuis (si j’ose dire). En tout cas rien de réconfortant comme
ses rapprochements ». Il a existé des similitudes chez tous ces auteurs
surtout préoccupés par l’expression à travers la forme du conte bref et non
celle du roman. Le Fantastique servait de grand réservoir pour les imaginatifs
peu attirés par les injonctions de l’existentialisme.
Plus
tard,
Mandiargues
a commenté ce climat – en préfaçant
Béalu
– « Peu nombreux, nous étions quelques-uns, en ces temps-là, qui avions
soif d’inactualité. Comme des romantiques attardés (ou trop tôt venus) dans un
monde à l’éclairage sinistre, nous tentions de faire la nuit en nous et autour
de nous pour offrir à la pensée une zone d’ombre où elle pût divaguer
librement, nous étions avares des moindres bribes laissés à la mémoire par les
rêves, nous nous enfoncions dans la rêverie aussi loin et aussi longtemps que
possible ». Rêverie pas seulement, irruption convient mieux pour parler
des recits courts de Sternberg, l’irruption qui vient perturber le cours des
choses. Cette logique de l’impossible bouscule les règnes, végétal ou animal,
les objets, les surfaces. Les lois de l’optique sont infirmées. Le recit court,
le cartoon, le collage, furent des moyens d’expressions méconnus dans les
années 50. Des revues ou des collections ont favorisé presque clandestinement
l’écriture de recits courts, ont suscité des vocations : La revue K., Bizarre,
Fiction, Métamorphoses, L’âge d’or, Réalités Secrètes. Quelqu’un comme
Pierre
Dumayet
a salué cette modernité.
Jacques
Sternberg a évolué dans ce climat d’une infralittérature mais contrairement aux
autres écrivains qui ont cessé de produire des contes pour se tourner vers une
autre activité il n’a pas cessé d’en publier, d’enrichir le domaine et de
développer sa propre thématique jusqu’à sa fin de carrière.
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2ième
épisode
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Rappel
pour ceux et celles qui étaient absents la dernière fois. Le conte bref est une
forme, une esthétique. On lit souvent qu’il est un genre, mais le genre est son
contenu (humoristique, fantastique, science-fiction, social…) tandis que le
conte est le contenant. L’édition
de recits de ce type a toujours été exceptionnelle en revues périodiques, en
France du moins. Malgré le succès des conteurs humoristes de la Belle époque,
la forme n’a pas convaincu les « littéraires ». La redécouverte
d’Alphonse Allais date de la l’après-guerre et déjà les subtiles approches
thématiques croisées sous l’influence consciente ou non du Surréalisme
influençaient certains auteurs. Quelque chose du
Cornet à dés de Max Jacob ou de Plume
d’Henri Michaux a certainement aidé à la production de recits insolites écrits
et publiés à partir de 1945. Une période très étonnante quant à la variété de
toutes ces revues périodiques, il faut le constater. On consultera pour s’en
convaincre à nouveau un site consacré au recensement des titres et des
sommaires :
http://www.revues-litteraires.com
Retenons
l’essentiel de ce qui trace alors une frontière idéologique chez les
éditeurs : les écrivains sous l’occupation. D’une part les communistes,
d’autre part les hussards. Les Temps
modernes ou La Parisienne.
Pas de voie (pas de voix) pour l’expression de l’humour, peu de place au milieu
d’un affrontement idéologique qui occupe les consciences, à peine quelques
responsables ayant compris l’importance de l’Anthologie
de l’humour noir d’André Breton interdite sous l’Occupation.
Une
nouvelle esthétique exige son théoricien. Celui-ci est encouragé
par des créateurs regroupés en une famille imaginaire ayant besoin d’un exégète
qui suive le développement du mouvement esthétique et idéologique. Pour ce qui
est du conte bref, il y eut au mieux des curieux attentifs et individualités
œuvrant pour une autre littérature : Jean Paulhan, Max-Pol Fouchet, Henri
Parisot, Marcel
Béalu, André
Parinaud. Des collections très confidentielles
participèrent à ce renouveau : L’âge
d’or ou Métamorphoses. Cette
forme voisine du poème en prose – forme rivale si on veut, par son trop
d’ambiguïté dans la technique narrative – n’a pas eu son René Ghil, chantre de
« l’instrumentation verbale » intronisé par Mallarmé lui-même. Le
conte bref est enfant de vagabonds. Il est fait pour ceux qui pratiquent leur
école buissonnière toute leur vie, amateurs de myrtilles dans les ronces et de
confitures acides. Il est fait pour ceux qui trop pressés pour s’abandonner
dans le roman romanesque, trop lucides pour se faire prendre par la dictature
du recit de 500 pages, préfèrent la reconstitution onirique et l’humour noir
exprimés en moins d’une page.
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Voici
un numéro de La Parisienne, revue
littéraire, c’est écrit sur la couverture. Il date de juin 1953 et c’est le
n°6. Littéraire ? Le cinéma est à l’honneur et fait oublier quelques
propos liminaires de Paul Morand, ennuyeux comme tout. Des extraits de scenarii
de films prouvent d’ailleurs que le mot littérature devient inconvenant. Sauf
si ce vocable est bousculé par un metteur en scène. Chaplin, van Parys, Spaak
et Carné, Tati, Cocteau…sont au rendez-vous. Jacques Sternberg publie des
contes extraits de La Géométrie… mais
ça n’est pas indiqué. Ce sont des films courts aussi, des cartoons, des dessins
sans paroles adaptés à la littérature. Habituellement on adapte à l’écran mais
ici c’est à la littérature qu’on adapte. L’écran est invisible, seul le texte
est imprimé sur la page de la revue. Le
film, l’attaque, la cour intérieure… sont des court-métrages sans
pellicule et sans caméra imaginés par Jacques Sternberg Des
contes devenus des « classiques », certains d’entre eux sont étudiés au
lycée.
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Voici
un numéro de la N.N.R.F
(nouvelle
Nouvelle
parce que succédant à la précédente N.R.F. (liquidée pour cause de
collaboration avec l’occupant…) qui date du 1 mai 1954 (jour férié et chômé
faut-il le rappeler pour lequel des milliers de grévistes se sont fait tirer
dessus par les forces de l’ordre). Il s’agit du n°17. Une publication de plus
de 190 pages auxquelles il faut ajouter les annonceurs et les extraits du
catalogue des éditions Gallimard, une publication très assommante. Malraux
abscons sur La Métamorphose des Dieux. Des
textes soporifiques signés J. Audiberti, G. Walter, J. Benda, M. Arland, M.
Blanchot, qui vont du Nihilisme en philosophe à la fonction de la critique
littéraire. Les notes de lectures endorment elles aussi. C’est à peine si l’on
repère le Monsieur
Gurdjieff
de Pauwels. Mais une prose sur le catch signée Jacques Perret a bien passé
l’épreuve du temps et son ironie porte toujours. Il figure dans la même section
(intitulée « le temps comme il passe… ») que celle dans laquelle
publient également Jacques
Sternberg et André
Pieyre
de
Mandiargues. Notons qu’ils sont édités tous les
deux en 1955 dans la belle collection imaginée par Eric Losfeld, dans laquelle
sont aussi Marcel
Béalu
et François
Valorbe, utilisant un dessin de
Svanberg, récent compagnon de route des
Surréalistes ou plutôt adopté par André Breton à l’occasion d’une exposition.
Divers faits est une anthologie de contes en une phrase. La
virulence de l’exposé contraste avec
l’ensemble des proses publiées dans la N.N.R.F. revue bien
désuète aujourd’hui. A la relecture, ces divers
faits évitent toute surcharge stylistique et prennent la valeur
inesthétique (sans préoccupation esthétique première) du fait-divers ou celle
des
pulps
aux couleurs saturées. L’expression de cet humour est bien conforme à celle
d’un Chas
Addams, cartoonist dont Jacques Sternberg s’est
toujours réclamé. Cette série d’ultra-brefs comprend 21 recits en une phrase.
Exemples :
«
Il inventa un briquet qu’il fallait éplucher pendant des heures avant de
comprendre que ce n’était pas un briquet »
«
Tous les dimanches, la religieuse allait dans les quartiers pauvres faire la
quête au profit des riches désabusés ».
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Voici
le numéro 1 de Réalités secrètes, créée
en 1955 par Marcel
Béalu
pour l’éditeur
Rougerie. C’est probablement la revue qui aura été
la plus attentive à cette forme du conte bref. Dans
l’éditorial du premier numéro on parlait de « recits symboliques »
avec cette possibilité pour le lecteur de reprendre son hypothèse de voyage
intérieur, de reconsidérer son itinéraire, d’envisager d’autres conjectures. Le
professeur Roger
Bozetto, habile discoureur sur la science-fiction,
a résumé le profil de cette revue à la diffusion confidentielle, qui méritait
une plus ample audience.«
Bealu
publiait dans Réalités secrètes les
gens qu’il aimait, qu’il admirait ou dont il se sentait parent. On peut en
quelque sorte saisir là les sensibilités qui lui étaient proches. Le premier
numéro nous donne à lire des textes de Julien Gracq, Jean Paulhan, A.
Pieyre
de
Mandiargues, J.M.A.
Paroutaud
et Jacques Sternberg, qu’une secrète parenté unit, dans leur rapport à
l’insolite, à l’érotique merveilleuse surréaliste et au fantastique. Tous ces
aspects, qui affleurent dans les textes de
Bealu, sont ici, par le biais de l’autre en miroir,
offerts.
Il y publie aussi d’anciens auteurs, mais rares eux aussi. Si Nodier est très connu,
son texte, « Une heure ou la vision » (Réalités secrètes n°3) l’est moins. Or c’est peut-être le premier recit fantastique de la littérature
française (1806). Il précède d’une vingtaine d’années les traductions
d’Hoffmann, qu’il semble anticiper. Petrus Borel, le lycanthrope, est moins
connu, mais son plagiat de W. Irving, qu’il a intitulé « Gottfried Wolfgang »,
l’est. C’est ce texte « frénétique » qui est publié dans les RS n°6. M.
Bealu
y publie aussi quelques auteurs romantiques allemands, comme Ludwig Tieck (RS
n°2) ou Achim d’Arnim (RS n°14), et des poètes surréalistes ou assimilés comme
Robert Desnos (RS n°11), Malcolm de
Chazal
(RS n°12), Lise
Deharme
(RS n°4), Joyce Mansour (RS n°4) ou Antonin Artaud (RS n°7) sans oublier, dans
le n°1, André
Pieyre
de
Mandiargues.
L’ensemble donne bien une idée du paysage mental dans lequel Marcel
Bealu
se situe. Un univers qui, par sa proximité avec le surréalisme — n’oublions pas
qu’il s’agit alors du surréalisme de l’après-guerre, celui des épigones —
tente de renouer avec le fond nourricier du premier surréalisme, à savoir le
romantisme allemand, et avec l’importance que les auteurs qui en relèvent
accordent à la dynamique onirique. Car comme le soutient André Breton dans
Perspective cavalière : « Par-delà la jonchée des œuvres qui en procèdent ou en
dérivent […] le romantisme s’impose comme un continuum ». (http://www.noosfere.org/Bozzetto/article.asp?numarticle=390) Pour cette unique contribution, Jacques Sternberg reprend le même titre que celui
utilisé pour la N.N.R.F. un an plus tôt :
Divers faits. Ce sont cette fois 49 ultra-brefs en une phrase. Même
remarques que les précédentes. « Cette marque de lait condensé offrait avec tous ses produits deux enfants à
titre d’essai » « Le dimanche, quand ils se réunissent, les pigeons organisent des lâchers
monstres d’hommes voyageur ». « Une peuplade de primitifs convertit au cannibalisme toute une communauté de
pères missionnaires ». Parfois le gag est produit par la transformation d’un mot ou d’une expression en objet. C’est ici toute l’aventure moderne du fonctionnement de la pensée en liberté ou de celle des primitifs que les adeptes du nonsense et du burlesque sens dessus-dessous connaissent bien, de Magritte aux Marx Brothers. Difficile souvent à traduite dans une autre langue étrangère dont les idiomes sont différents. Exemple : « Il mangeait du ciment pour s’endurcir ». |
Voici
encore La Parisienne n°45 de juin
1957 autour du thème de l’amour. Jacques Sternberg est à nouveau inscrit au
sommaire. Cette fois il est question de l’amour et des progrès de l’érotisme.
En guise d’introduction, Paul Morand ouvre le bal dédié à Eros :
« Hier, il était situé, défini, on savait où le trouver ;
aujourd’hui, partout il nous provoque, il surgit des bretelles d’uniprix, des
chaises pliables de camping, des digests et des emballages de
cellophanes ». Voisin d’auteurs sérieux, de discoureurs érudits, de
bavards réactionnaires, Jean d’Ormesson, Jacques de
Ricaumont, François-Régis Bastide, Marianne
Andrau…
Mandiargues
sauve le numéro avec un commentaire éclairé sur les poupées inquiétantes de
Bellmer et Sternberg en humoriste au mieux de sa forme, à un an de la
publication de L’Employé chez
Minuit, propose une série de femmes idéalisées et éphémères le plus souvent
venues d’autres planète et disparaissant le temps d’une rencontre. Un
renouvellement de sa palette, toujours par le truchement du conte bref afin de
mieux dire vite le tragique par le rire, l’épouvante apprivoisée quelques
minutes. Ici l’auteur cherche aussi une complicité avec le lecteur amateur de
fantaisie.
Stripyax,
Orguèle,
Sylcyde… seront
victimes de morts violentes ou seront en décalage spatio-temporel interdisant
toute approche durable.
Je
commenterai la publication de
contes brefs dans Fiction ultérieurement,
la revue qui a véritablement permis aux auteurs français de s’exprimer aux
côtés des anglais, américains ou autres européens, dans la postérité d’auteurs
français redécouverts (Maurice Renard…) et par le truchement du conte bref
lorsque c’était le choix de l’auteur.
En
résumé, Jacques Sternberg a devancé un certain rire pratiqué à
Hara-Kiri
dans les années 60 où s’exprimeront Topor ou Melvin van Peebles, Curval ou Kurt
Steiner, ou encore Gébé, à travers
des mini-recits pas nécessairement du goût du lecteur type du fameux magazine
« bête et méchant ». Planète
ou Plexus, deux revues du même
groupe – la seconde directement ouverte sur l’humour et l’érotisme – ont
également considérablement aidé à la connaissance de cette forme dans laquelle
Jacques Sternberg a exprimé l’essentiel de son œuvre.
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(à
suivre)
Denis
Chollet
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