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  Entretien avec Jean-Pol Sternberg

 

A peine un mois après sa parution, Jean-Pol Sternberg a accepté de parler de son livre Jacques Sternberg ou l’œil sauvage. L’entretien s’est passé, dans une vénérable brasserie, dans l’ile de la Cité, à Paris. Les nombreux touristes mangent leur plat de brasserie rapide, tandis que nous buvons des bières. On parle d’abord de la sortie du livre et de l’effet ressenti par Jean-Pol. On analyse ensuite quelques grands principes suivis par l’auteur (biographie et surtout bibliographie critique et analyse de style). Après un détour par Denis Chollet[i],  on termine par un détail qui m’a décontenancé, la comparaison avec Rousseau. On aborde ensuite l’œuvre de l’écrivain Jean-Pol Sternberg par un de ses axes essentiels, la judéité, constituant une différence majeure par rapport au silence de son père[ii]. Nous terminons l’entretien par les projets de l’auteur.

 

Quelles sont tes premières réactions après parution de ton livre ?

Je vais dire quelque chose qui est particulier en tant qu’auteur : jusque-là, quand je voyais mes livres exposés dans une librairie, j’avais l’impression qu’il ne s’agissait pas de moi  donc cela ne me faisait ni chaud ni froid. Mais, avec ce livre-là, c’est différent. D’abord parce que sa couverture nous réunit tous les deux, mon père et moi, et que, d’une certaine façon, c’est un peu comme si mon père restaurait ma propre légitimité d’écrivain. Puis, bien sûr, il y a une charge affective, puisqu’il s’agit avant tout d’un hommage à mon père  alors, lorsque je vois ce livre en librairie,  j’ai évidemment le regret qu’il ne soit plus là. C’est le plus beau cadeau que je pouvais lui faire, et il ne le saura jamais.

Mission accomplie ?

Oui, mission accomplie, parce que ce livre correspond tout à fait à mes intentions de départ. D’ailleurs, du vivant de mon père, il  me trottait déjà dans la tête l’idée de faire une analyse littéraire de ses plus beaux romans. Peu de temps après sa mort,  j’ai commencé par un blog qui lui était consacré. Au bout d’un certain temps, j’en ai vu les limites, en même temps que je me suis senti « mûr » pour écrire cet essai littéraire, assez ambitieux, puisqu’il retrace tout l’itinéraire intellectuel de mon père, livre par livre, du début jusqu’à la fin. Par ailleurs c’est une bonne chose que j’aie retrouvé quelques manuscrits des années 1940 et 1950, qui ont été refusés par les éditeurs. Cela m’a donné une vision plus exhaustive de la continuité de son œuvre, qui me faisait défaut jusque-là. Et, les premiers pas de mon père sont totalement éclairants, parce que, dans ses manuscrits, qui sont torrentiels, comme il les qualifiait, et de plus en plus « délirants » au fil des années, on y décèle la préfiguration de ses livres, tels L’Employé et Un jour ouvrable. Tout y était déjà, au début des années cinquante, même avant.

Tu n’as pas fait une biographie « objective », tu as manifesté des préférences, fait des choix.

Oui, je ne me voyais pas, au nom de l’amour filial, dresser un autel à mon père, ce qui aurait été ridicule et en quelque sorte me castrer, d’autant que sur un parcours d’une cinquantaine d’ouvrages, tout ne peut pas être sublime. Je me suis positionné à la fois comme son fils, souvent tendre entre les lignes, mais également comme un lecteur très exigeant puisque, quand un de ses livres ne me plait pas, je ne le cache pas. Il en est que je descends plutôt férocement, surtout ses romans sentimentaux, mon opinion étant qu’il aurait dû quitter le genre dès Glaise en 1960, un beau roman d’amour d’ailleurs, car après, cela a tourné au rabâchage d’éternelles passions inassouvies. Mais, à mes yeux, son plus beau texte d’amour, c’est, de loin, la nouvelle Marée basse. Un livre que j’ai particulièrement détesté, c’est le roman Mai 1986, qui figure un couple furieusement écolo dogmatique, deux têtes à claques, vraiment… Quant à mes préférences, elles vont à tous ses grands romans absurdes, une révolution littéraire à mon sens, qui, malheureusement, n’a pas été vraiment reconnue par la critique littéraire.

Est-ce que Jacques Sternberg connaissait tes goûts ?

Oui, parfaitement.

Est-ce que vous étiez en phase ? Est-ce qu’il considérait comme toi qu’il y avait des livres plus faibles.

Il n’avait évidemment pas toujours le même avis que moi, mais grosso modo, oui. Il reconnaissait que l’Employé, Un jour ouvrable, Attention, planète habitée et Agathe et Béatrice, étaient ses meilleurs livres. Je ne sais pas pourquoi, mais, quand un jour, je lui ai dit que j’adorais Agathe et Béatrice,  il a eu l’air surpris. Pur malentendu de sa part : il me prenait, à l’époque, pour quelqu’un de très pudibond. Il ne tenait pas en haute estime Toi ma nuit. Et Sophie, la mer et la nuit, pas tellement plus. En revanche, il était très fier de son Dictionnaire des idées revues. C’est un livre que j’ai modérément apprécié. Il se fait que je ne mords pas franchement à la  forme courte, surtout les aphorismes. Cela me laisse toujours sur ma faim. J’aime la forme longue. Au risque de  « choquer » pas mal d’admirateurs de mon père, je préfère chez lui le grand romancier au grand maître du conte bref…

Tu le voyais écrire tout le temps ?

Tant que j’ai vécu chez mes parents, mais plus particulièrement dans les années 1950. Sa machine à écrire  faisait un de ces potins ! Il faisait des gestes de mains, il était très agité, presque en transe, quand il écrivait ses meilleurs romans.

Francine d’un côté et toi de l’autre, en train de gambader…

Ma mère était allongée sur son lit et lisait imperturbablement. Moi, j’avais une chambre à part, quand j’étais gosse. Mais je n’étais pas le genre à gambader, ce qui en revanche était le cas de mon père lorsqu’il était enfant, il jouait dans une mansarde, et le lustre à l’étage du dessous tremblait ! Je lisais, je rêvassais, j’étais un enfant calme et introverti. Tiens, j’oubliais qu’en plus mon père écrivait toujours en écoutant du jazz. Ça n’étonnera personne. A l’époque, c’était principalement des disques de New Orleans.

Ça te plaisait ?

Le jazz me tapait sur les nerfs -ce qui n’est plus le cas-, mais surtout parce qu’il mettait ses disques à plein volume. Mais je préfère quand même la musique classique au jazz. J’entendais aussi, chez mes parents, pas mal de Bartok. Et ma mère aimait beaucoup Bach et Mozart.

Tu avais environ 13 ans. Ça devait être insupportable pour un gamin. Ce n’est pas la musique qu’on aime à cet âge.

J’avais onze, douze ans, à cette époque. Je n’avais pas de musique préférée, mais certaines œuvres de Bartok me plaisaient. Par la suite, je n’ai jamais aimé le rock, que je trouvais sans intérêt, et encore moins les variétés -surtout françaises-, en fait, je suis passé directement à la musique classique.

Tu as finalement eu un vécu « normal ». Jacques Sternberg l’artiste avait une vie de famille classique.  Il travaillait beaucoup à la maison ? Tu devais le voir plus qu’un père standard ?

Non. Il travaillait à cette époque, il ne vivait pas de sa plume. Dans les années 1950, il avait un emploi dans un club du livre par correspondance, il rédigeait des circulaires et des courriers aux abonnés. Je me souviens des feuilles avec l’en-tête du Club du livre, sur lesquelles je dessinais au verso. J’ai donc eu une vie de famille normale, et même une enfance heureuse aux côtés de mes parents, ce qui contrebalançait mes journées à l’école que je détestais. Plus tard, il a commencé à sortir beaucoup, et rentrait tard le soir. Mais à cette époque-là, j’avais quand même 17-18 ans, donc le mal était moindre.

Ton livre est maintenant édité, en librairie. Quel avenir pour Sternberg ?

Il y aura sans doute d’autres personnes qui prendront la relève et adopteront d’autres angles de vision. Je l’espère bien. Je ne me prétends pas être l’unique propriétaire de l’œuvre de mon père. L’essentiel étant d’en assurer d’une façon ou d’une autre la pérennité.

Une des critiques est que tu n’as pas écrit « le » livre total sur Jacques Sternberg, qui en ferait le tour complet. Pour moi, ce n’est pas une critique valable dans le sens où tu annonces que c’est toi, Jean-Pol, qui écris une biographie littéraire teintée d’affectivité, et que tu y présentes ce que tu as envie, ton univers : ton père, ta mère… Il y a la place pour un Philippe Alméras[iii], qui fera un travail différent, et pour d’autres, comme Denis Chollet.

A propos de Denis Chollet, je me rappelle qu’au début, je craignais que son travail fût très proche du mien, que cela fasse un doublon. Alors, nous avons exposé nos orientations respectives, et nous en avons conclu que c’était très différent. Je ne connais pas encore le travail de Denis, mais je crois savoir qu’il aborde des thèmes que j’ai à peine esquissés, ce qui rendra nos deux ouvrages complémentaires et d’autant plus intéressants…

Il suffit de regarder le « Mongol fier [iv] » dédié à ton père, pour comprendre que le style de Denis est totalement différent du tien. Jacques Sternberg mérite plusieurs approches.

Oui. Quant au « livre total », qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai pas visé à l’exhaustivité, j’ai fait l’impasse sur certains points qui m’intéressaient moins.  A cet égard, certaines personnes m’ont déclaré être restées sur leur faim quant à la vie privée de mon père. Mais était-ce au fils d’en parler ? Je ne le crois vraiment pas. De toute façon, quand bien même je l’aurais voulu, je n’ai pas vraiment connu ses amis, et encore moins ses maîtresses dont, heureusement, il ne me parlait jamais. Alors, à d’autres d’en parler, si cela leur tient tant que cela à coeur. J’aurais pu aussi recueillir des témoignages auprès de ses connaissances, qui m’auraient sans doute accablé d’anecdotes sur Sternberg, mais là, je suis comme mon père, je déteste les anecdotes, et, franchement, ce qui prévaut à mes yeux, c’est l’œuvre, où d’ailleurs l’homme qu’il était transparaît dans tous ses livres. C’est vrai que j’ai tout naturellement, en tant que fils, privilégié la cellule familiale, d’où ma dédicace « A mes parents », sans pour autant en faire des tonnes et livrer des « scoops », me refusant aussi à toute mièvrerie.

Le livre est émouvant parce qu’il permet de redécouvrir Jacques Sternberg de l’intérieur. L’intérêt additionnel, c’est que, dans le même livre, il y a deux auteurs, Jacques Sternberg et toi. Des regrets sur ton livre ?

Non, pas du tout. J’aurais seulement aimé avoir une vision plus complète sur les manuscrits de romans refusés. Il y en a sept, et je n’en ai retrouvé que quatre. Cela m’aurait renseigné totalement sur son inspiration de ces années-là. Sept manuscrits, qu’il retravaillait sans cesse, au fil des refus, pour les présenter deux, trois fois, aux mêmes éditeurs, surtout chez Gallimard, Julliard, Minuit et le Seuil  il plaçait la barre haut, confiant en son talent. Il a fait preuve d’un incroyable acharnement, d’une obstination vraiment très louable, mû par l’ambition d’être reconnu comme un écrivain à part entière.

Jacques Sternberg avait une vraie volonté d’artiste, de bohème, ne pas travailler mais vivre de sa plume.

Cela dit, comme il avait une femme et un enfant, dès l’âge de 23 ans, il lui a bien fallu travailler. Il a commencé par des petits boulots précaires, dont celui d’emballeur, on le sait, et après, au début des années 1960, il a enfin obtenu un emploi lucratif et dans ses cordes, avec la confection des anthologies Planète. Mais ses années de précarité n’ont pas été vaines, au contraire, elles lui ont fourni l’essentiel de son inspiration littéraire. Il faut dire aussi que ma mère était peu exigeante au niveau du train de vie, plutôt intello et une grande lectrice.  Et comme elle admirait beaucoup son mari, elle l’a même dissuadé de chercher un emploi trop bien rémunéré, parce que cela risquerait de gâcher son talent. Sternberg a été très soutenu par ma mère. De toute façon, il aimait le combat pour la vie, la survie, ça le galvanisait, ça l’inspirait hautement. N’oublions pas aussi que ses années de guerre ont marqué ses premiers pas d’écrivain. La guerre a fait de lui non seulement un homme mais un écrivain.

Jacques Sternberg a quand même voulu vivre de sa plume ?

Quel auteur ne voudrait-il pas vivre de sa plume ? Cela étant, il n’était pas fondamentalement intéressé par le fric, sinon il n’aurait pas écrit ce qu’il a écrit… Encore une fois, il voulait surtout obtenir une vraie reconnaissance.  Etre édité, avoir des droits d’auteur qui lui permettraient de vivre, moyennement d’ailleurs : il n’a jamais été riche, il a eu une carrière en zigzag, des hauts et des bas, et sans doute plus de bas que de hauts.

Avec 50 livres !

Très peu d’écrivains vivent vraiment de leur plume. Ça se compte sur les 10 doigts d’une main.

Si on parlait de Rousseau ? Qui est un auteur politique et philosophique. Le rapprochement est audacieux.

Je ne mets évidemment pas en parallèle les œuvres littéraires des deux écrivains. Encore que, dans leurs écrits autobiographiques, il y a parfois un ton de complainte qui leur est commun… La première ressemblance, à mon sens, c’est leur détestation de l’être humain. Mon père qualifiait le genre humain d’espèce perverse, et Rousseau disait que l’être humain était dénaturé. Et tous deux avaient horreur de la civilisation et étaient anti-parisianistes.

Jacques Sternberg avait pourtant l’air bien à l’aise à Saint-Germain-des-Prés…

Rousseau, qui a eu du succès dès son premier ouvrage, n’a pas manqué de fréquenter les cafés littéraires. C’est vrai que mon père allait déjeuner tous les jours au Flore ou aux Deux Magots, mais, pour autant, il ne fréquentait pas les puissants. Je ne l’ai jamais vu avec de grands pontes de l’édition, mis à part Christian Bourgois. Il n’aimait pas les écrivains, il l’a écrit et je sais que c’est vrai. Il détestait vraiment le milieu parisien. Il visait une renommée plus substantielle, mais ne se donnait pas les moyens de l’acquérir, faute d’avoir les talents  d’intrigant qu’il fallait. C’est d’ailleurs l’opinion de Francis Esménard (le PDG d’Albin Michel) qui estime que l’anti-parisianisme forcené de Sternberg a bel et bien entravé sa carrière.

Il est passé quand même chez Pivot plusieurs fois

Oui, à huit reprises. Et alors ? C’aurait vraiment été con de refuser cette chance, surtout que les émissions de Pivot n’avaient rien de déshonorant, que je sache. Au contraire, elles donnaient au grand public un accès à la littérature. Et mon père n’a pas fait des pieds et des mains pour y participer, il existait une réelle sympathie entre Pivot et lui. Je le répète, mon père n’a jamais intrigué, ni fait de compromis honteux, et encore moins dans sa littérature. Il a continué à répercuter de livre en livre, sa pensée détestataire, sans jamais se renier. Bien sûr, il était en porte-à-faux, puisqu’il crachait sur l’establishment des lettres qui aurait pu lui apporter davantage de considération.

Je ne suis toujours pas convaincu par le rapprochement avec Rousseau…

C’étaient deux hommes épris de liberté, liberté de dire ce qu’ils voulaient, le refus du compromis, et qui se mettaient partout dans leurs livres. On retrouve l’homme Rousseau, de façon évidente, même dans ses ouvrages philosophiques. Ils étaient pareillement égocentriques et égotistes, jouant tantôt à l’immodestie, tantôt à une humilité trop honnête pour être vraie, qui confinait au misérabilisme. C’étaient aussi deux « provinciaux », l’un venait de Genève, l’autre de Bruxelles : ils ont eu beaucoup de mal à s’intégrer à Paris, à la mentalité des Parisiens. Rousseau s’est exilé à Montmorency parce qu’il se sentait totalement étranger aux gens de lettres ; mon père, sur la côte normande pour faire de la voile du matin au soir. Petite nuance, toutefois : Rousseau n’aimait réellement personne, ni les puissants (dont il aura quand même largement profité) ni même les petites gens -en fait, il abhorrait  toute présence humaine. Tel n’était évidemment pas le cas de Sternberg, qui était d’une extrême sociabilité. Ce ne sont bien sûr pas des clones. Rousseau était empoté avec les femmes et en société, il était susceptible et ombrageux, et je ne pense pas non plus qu’il avait un sens de l’humour exacerbé, ça se saurait ! En fait, ils ne se seraient pas du tout entendus. Mon père aimait plutôt des hommes à son image, pleins de vitalité, bavards et drôles. Ce qui, entre parenthèses, n’aura pas facilité nos rapports, puisque je suis plutôt peu loquace et d’un naturel sauvage. A tel point que l’entourage de mon père estimait que nous étions comme « le jour et la nuit ». Pour en finir sur le sujet, j’ai découvert Jean-Jacques à l’âge de 12 ans, avec ses Rêveries d’un promeneur solitaire, et d’emblée je me suis senti comme son frère, et il le reste toujours. Il faudrait sans doute m’allonger sur le divan d’un psychanalyste pour élucider les raisons de ce rapprochement entre Rousseau, mon alter ego, et mon père !

Venons-en maintenant à ton œuvre d’écrivain. Il y a une dimension évidente et importante : la judéité, notamment à travers la Shoa. As-tu reçu une éducation juive ? Est-ce qu’il y avait un chandelier à 7 branches chez tes parents ?

Non, il n’y avait pas de menorah, ni d’autres signes extérieurs de judéité. En revanche, en 1973, j’en ai acheté une au marché des puces d’Amsterdam, d’abord parce qu’elle était très belle, en bronze. Et je l’ai toujours conservée, au fil de mes déménagements. C’est même l’objet auquel je tiens le plus. Pour en revenir à mes parents, ils étaient non pratiquants, de même que leurs propres parents. Ma mère est agnostique, mon père se disait athée, tout en ajoutant que le concept de Dieu le dépassait. Il n’empêche qu’il a beaucoup écrit d’histoires sur Dieu, auquel il va jusqu’à prêter sa propre sombre vision du genre humain. Il y a beaucoup de Juifs qui sont totalement laïques, mais qui, d’une manière ou d’une autre, prennent leur Dieu en considération. Il y a cette fameuse phrase d’Albert Cohen : « Tu sais bien, mon Dieu, qu’il n’y a que Toi qui aies compté pour moi, même si Tu n’existes pas. » Puis cette histoire juive : « Une cinquantaine de Juifs échouent sur une île déserte. Un jour, des sauveteurs les retrouvent. A la vue de deux bâtiments côte à côte, ils demandent « C’est quoi, ces édifices ? ». Les Juifs répondent : « Ce sont deux synagogues, l’une pour ceux qui croient en Dieu, l’autre pour ceux qui n’y croient pas ».

Pour ma part, je suis un athée à 100 %, je suis certain qu’un jour la science démontrera l’inexistence de Dieu, ça prendra sans doute beaucoup de temps, des milliers d’années, mais cela se produira, à moins que la Terre ne disparaisse avant. Et pourtant, j’éprouve de la sympathie pour le Dieu que figure l’ancien Testament, c’est un beau personnage romanesque, je le trouve même marrant, dans son genre. Non, je n’ai pas eu d’éducation juive du côté de mes parents, je ne suis pas circoncis et n’ai pas fait ma bar mitzva. Je ne me souviens pas quand exactement ni comment j’ai su que j’étais juif. Mais j’ai au moins un repère temporel : à l’âge de 10 ans, en classe de 7ème, un condisciple s’était mis en tête de me convertir au catholicisme, sans doute parce que je lui avais dit que je ne croyais pas en Dieu. Je lui avais fièrement rétorqué qu’il n’en était pas question, parce que j’étais juif. Le meilleur de l’histoire étant que ce garçon ignorait totalement, à l’époque, que son père était également juif ! Autre anecdote, quelques années plus tard, au lycée, je me suis retrouvé le souffre-douleur de la classe. Mes parents m’ont alors inscrit aux Eclaireurs israélites de France, en songeant que je serais plus à l’aise dans un milieu juif, ce qui a d’ailleurs été le cas. C’est, du reste, chez les scouts que j’ai appris des rudiments d’éducation religieuse.

Donc pas de judéité marquée dans le foyer Jacques Sternberg…

Pourtant, je me sens juif. La preuve, j’ai publié cinq romans sur l’identité juive, et un seul qui n’y faisait aucune allusion. En tout cas, mes parents savaient ou se sont rappelé qu’ils étaient juifs, pour ce qu’il leur était arrivé pendant la guerre. Et puis, qu’est-ce être juif, quand on ne pratique pas la religion ? Se rattacher au concept d’un peuple divisé entre deux branches, les ashkénazes et les sépharades, qui ont vécu les uns les autres dans des pays radicalement différents ? Seule la religion est leur dénominateur commun. On tourne en rond. Même les Israéliens débattent depuis des décennies pour résoudre ce problème d’identité. 

Cette origine n’apparaît pas dans l’œuvre de ton père, sauf dans La boîte à guenilles.

Dans ce roman autobiographique, le récit de son internement à Gurs, son identité est en effet explicite. Mais dans le reste de son œuvre, elle est, à mon sens, implicite. Ne serait-ce que par le thème de la persécution, et surtout l’autodérision et le côté shlemihl que l’on retrouve chez ses personnages d’antihéros.

On dirait que tu brandis la bannière de la Shoa, parce que ton père n’en a pas parlé : serait-ce un reproche ?

Non, pas du tout, c’est venu spontanément chez moi, cela procède de mon vécu personnel. En fait, je me rappelle que j’ai commencé à écrire mon premier roman, L’an prochain à Auschwitz, après avoir découvert le nom de mon grand-père déporté, dans le « Mémorial des juifs français » de Serge Klarsfeld. Je l’ai aussitôt dit à mon père, quelques jours après, en lui rapportant que tout les Juifs du convoi avaient été, dès leur arrivée au camp de Majdanek, dirigés vers les chambres à gaz. C’était un peu raide et maladroit, de ma part, mais, à ma décharge, j’étais encore sous le coup de l’émotion de ce que je venais d’apprendre. Mon père a éclaté en sanglots, me rapportant alors la petite histoire qu’il s’était racontée, comme quoi son père n’était pas mort au camp, mais avait suivi l’Armée rouge libératrice et qu’il avait refait sa vie en URSS avec une jolie russe. Aussitôt, j’ai repris le texte que j’avais commencé à écrire, dix ans auparavant, sous le coup de ma lecture enchantée d’Attention, planète habitée. Déjà à cette époque, je trouvais que l’univers de ce roman procédait d’un humour typiquement juif. Il ne faut pas oublier qu’aux Etats-Unis, il y a eu toute une « école » de l’absurde et du nonsense, dont relevaient pas mal de Juifs, tels James Thurber, S.J. Perelman et les Marx Brothers.

De fait, L’an prochain à Auschwitz  sent l’influence de mon père. Un journaliste a essayé de monter une nouvelle affaire Ajar. Michèle Bernstein avait relevé qu’il y avait dans ce livre toutes les qualités -et les défauts de Sternberg, à savoir le désordre, le trop-plein et des calembours parfois navrants. Elle n’avait pas tort. Que raconte d’autre mon roman que l’histoire d’un shlemihl prodigieusement ambitieux, fantasmant des succès inouïs, pour chuter encore plus bas chaque fois. Je pourrais dire que c’est la suite d’Attention planète habitée, à la différence près que le héros est outrancièrement  judaïsé.

Et ton rapport à la SF et aux contes ?

La SF, j’en ai lu quand j’étais enfant, dans la revue Fiction, qui était évidemment à portée de main. J’écrivais de petits contes de SF, après je m’en suis détourné. Mais j’aime beaucoup les nouvelles SF de mon père. Il a un regard acéré et lucide sur l’humanité. Il s’est engagé en stigmatisant la race humaine impérialiste, colonisatrice des planètes, les victimes étant les extra-terrestres. Il y a chez lui indéniablement un point de vue de moraliste qu’on ne trouvait pas souvent dans les textes de SF, en tout cas la SF américaine basique où l’Homo Americanus était magnifié.  A la SF, je préférais nettement la littérature fantastique. Parmi ses contes, c’est dans la première édition de la Géométrie dans l’impossible en 1953, qu’il n’y a que des contes fantastiques, de genre surréalisant, comme le concédait mon père malgré son aversion pour le surréalisme dogmatique d’André Breton  et c’est ce que je préfère. Quant aux contes brefs, bon, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé. C’est bien, les contes brefs, ça fait sourire et après ça s’oublie. Mon père avait extrait de ses tout premiers manuscrits beaucoup de contes brefs, des faits divers en fait. Mais j’estime que lorsqu’il y a 3 ou 4 pages de faits divers qui s’enchainent, comme à la mitraillette, c’est vraiment novateur dans l’écriture romanesque.

Quels sont tes projets ?

Pour l’instant, rien. Chaque fois que je publie un livre, j’attends qu’il y ait des échos dans la presse, et cette attente ne me stimule guère l’imagination. Donc, je suis en « stand by ». Cependant, il se fait que j’avais amorcé un texte, il y a juste un an, puis je l’ai laissé en plan après quatre pages. Je l’ai relu, il y a quelques jours, et je pense qu’il mérite d’être continué. Un texte un peu foutraque, oscillant entre le genre fantastique et l’autofiction. Le protagoniste étant un homme de 75 ans, bien entendu juif, mais aussi maoïste comme je l’étais moi-même dans les années 1960-1970 et le suis resté encore aujourd’hui, dans mon cœur, car j’ai toujours été fidèle à mes convictions révolutionnaires de salon !

 

1 Denis Chollet est le co-responsable du site de l’iconoclaste.

2 Si on excepte  la boîte à guenilles, édité en 1948 avec le pseudonyme Jacques Bert, et rééditée en 2008, et l’introduction au dictionnaire des idées revues, paru chez Denoël en 1985.

3 Philippe Alméras : auteur entre autre d’une biographie (très) critique de Louis-Ferdinand Céline.                            

4 Mongol Fier : revue éditée par Denis Chollet dans les années 1980, avec son frère Laurent et d’autres. Le numéro 6 est entièrement consacré à Jacques Sternberg, avec la première bibliographie, maintenant disponible sur le site « l’iconoclaste ».