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La longue-vue d’un fils

 

 

 

Un fils écrit la biographie de son père, ce n’est pas si fréquent. Une fille parfois, on se souvent de l’histoire du père Cendrars par son héritière Myriam. Pour un écrivain ayant engendré un écrivain, la chose est délicate et l’exégèse n’était pas facile pour Lionel Marek qui aura dû se dédoubler, passer du Jean-Pol (le fils) à Lionel (l’auteur), restituer l’intime ou la pudeur de Nathan (le père du fils) et la richesse de l’œuvre littéraire de Jacques Sternberg que plus personne ne présente… Pardon ! Bien que présent dans quelques dictionnaires, acheté en collections de poche et défendu par un authentique fan-club sur les pages électroniques du web, Jacques Sternberg reste un fameux méconnu des Lettres Modernes. Cette biographie trace étymologiquement le graphique d’une vie qui est passée par la guerre, par le cauchemar du nazisme et par la détention en camp sur le territoire français (Rivesaltes, Gurs). Rien ne pouvait laisser supposer que l’effroi de mourir n’importe quand, le dégoût des héros fabriqués et le désir de vivre produiraient une matière première pour le futur écrivain d’humour noir. Enfance trop vite déroulée, adolescence interrompue, curiosité en éveil constant, la dynamique d’une « fureur de vivre » de celui doté de ce qu’il a nommé lui-même « l’œil sauvage » (p. 113) a produit un écrivain. L’un des mérites de la biographie de Lionel Marek est d’avoir éclairé l’itinéraire fastidieux de Jacques Sternberg refusé par les éditeurs de la place parisienne durant près de sept années. Les interlocuteurs et les directeurs ne furent pas les premiers venus : Marcel Arland, Jean Paulhan, Maurice Nadeau (qui vient de nous quitter), Robert Kanters, Georges Lambrichs… Les hauts responsables du refus s’appelaient Raymond Queneau, Jean-Pol Sartre ou Albert Camus. La chance fut au rendez-vous et aussi une ténacité qui reste aujourd’hui encore exemplaire. Alain Dorémieux, Alexandre Vialatte, André Parinaud ou Valérie Schmidt ont lu et ont entendu cette voix nouvelle, cette voix capable de faire des couacs et des accords disharmoniques, du jazz qui se perd en trop longues improvisations, mais aussi des scènes inspirées par le cartoonist Chas Addams qui conjuguent l’épouvante avec le rire.

Le détail des carnets inédits et de la correspondance avec les éditeurs est précieux pour qui veut mieux comprendre cette époque des lettres françaises. Ces sources nouvelles confirment les souvenirs de Jacques Sternberg édités en plusieurs ouvrages (cf bibliographie) et dont quelques extraits significatifs sont repris.

Il s’agit d’une époque où l’écrivain naïf pouvait encore avoir ses chances et par « naïf » je veux dire qui n’a aucune préoccupation tactique, aucune stratégie particulière que celle d’être édité et plus accessoirement de vivre de sa littérature. Malgré les recommandations par voie épistolaire de Marcel Arland, la fougue syntaxique et le lexique indompté resteront longtemps les signes d’un style qui essayait de prendre une part d’héritage à d’Henry Miller (lui aussi souvent verbeux lorsqu’il laisse sa prose en l’état).

Les nouvelles appartenant à la science-fiction opteront pour une technique narrative très professionnelle. Un roman comme La Banlieue, refusé par Gallimard pouvait figurer à mon avis au catalogue des éditions de Minuit (qui ne l’a pas eu en lecture il est vrai). Dans les entretiens que nous avons eu en 1989, Jacques Sternberg se souvenait avoir retravaillé ce roman sous l’œil de René Bertelé (directeur chez Gallimard de la collection « Le Point du jour »). Le projet n’a pas abouti et le roman ne sera édité chez Julliard à un moment de sensibilisation du public au Fantastique, loin des romans-photos de Françoise Sagan. Le Délit a lui aussi été retravaillé pour la version publiée chez Plon en 1953. L’Employé également, avec beaucoup plus de sévérité chez Jérôme Lindon, en 1958. On dirait que l’auteur de La Géométrie dans l’impossible est sauvé dans son œuvre romanesque lorsqu’il est dans l’obligation, tel un rewriter de lui-même. Tant mieux car ces romans de la première période sont toujours dignes de figurer dans les manuels d’histoire de la littérature. Ce sera n’en doutons pas dans un futur proche. Et puis la leçon a servi sans le concours de qui que ce soit, durant l’écriture de Un Jour ouvrable ce roman majeur de la seconde moitié du XXème siècle.

 

Cette biographie minutieuse dans la reconstitution du parcours littéraire a fait l’impasse sur le choix de témoignages, un choix délibéré qui n’aurait rien apporté de plus. Par contre, le recensement des principaux textes critiques ou des commentaires journalistiques prouve que l’auteur en question a presque toujours eu la presse spécialisée comme la presse généraliste. La radiophonie, la télévision, sont venues renforcer la presse écrite à partir du succès de librairie Sophie, la mer et la nuit.

 

Une anthologie de témoignages, ceux qui parlent de l’individu, viendra à son heure.

Une anthologie de chroniques manque encore et elle apprendrait aux plus jeunes que le pamphlétaire fut bien un humoriste précurseur des amis de Hara Kiri.

Une anthologie de ses préfaces et notices parues pour les Clubs de Livres pour lesquels il a travaillé durant les années 60 prouverait que cet écrivain était capable de faire passer ses engouements avec verve et érudition sous un style de dilettante et avec la force d’un ouvrier spécialisé.

Lionel Marek a d’abord choisi de faire le bilan de l’œuvre littéraire et de celle du mémorialiste.

 

Cette biographie dit l’essentiel et même plus qu’on ne pouvait attendre. La relation du fils au père est ici autre que celle qui consistait à se connaître durant le repas hebdomadaire du vendredi. Il a fallu relire jusqu’aux mauvais romans parus chez Albin Michel. Il a fallu trier, sélectionner, éprouver sa relecture de tel ou tel récit, affirmer la nouveauté ou le poncif, écrire toute une vie. Le biographe n’a-t-il pas risqué un rapprochement avec Jean-Jacques Rousseau. Il faut relire ce bel hommage rendu au père disparu dans l’ultime chapitre, celui qui ne concerne déjà plus la littérature mais la vie et la mort.

 

On se félicite d’une telle parution au catalogue des éditions de L’Age d’Homme, éditeur qui avait donné son accord pour le Dictionnaire des idées revues dans sa version intégrale et qui a paru chez Denoël en une version expurgée en accord avec l’auteur. Qu’importe, aux côtés d’Alexandre Zinoviev ou de Pierre Versins, je le répète, Jacques Sternberg est des nôtres.

 

 

Denis Chollet