actualite, extension 05, intro Denis

Pour ouvrir Un jour ouvrable, extrait de la préface à la réédition, par Denis Chollet

 

 

Le roman d’un écrivain visionnaire

 

UJO débute sur une crise de la perception du temps. Le temps est compté à Eric Habner, anti-héros du récit, ou plutôt décompté. Il en a cruellement conscience. Le protagoniste comme sous l’effet d’une anesthésie partielle va tenter de vivre cette journée, à défaut de vivre. Il est tout le jour (ouvrable ou férié) sous l’emprise d’un découpage du temps imposé par les lois en vigueur, par l’organisation du temps de travail et par une bureaucratie dont c’est la raison d’exister. L’utopie est à zéro, il n’est pas question de croire à autre chose qu’aux principes qui sont la force motrice du fonctionnement de la civilisation : religion, armée, travail. Chacun doit être à son rouage, dépenser son énergie à actionner ce rouage, mais Habner n’y est pas. Par son inappétence, Habner survit sous le seuil autorisé que l’organisation sociale  exige d’un système nerveux. Habner pourrait s’appeler Ab-nerf. Sous basse tension de son propre influx nerveux qu’il n’entend gaspiller pour les innombrables membres d’une famille dont l’arborescence complexe est comparable à celle que la mafia contemporaine nous a infligé comme structuration du mode de civilisation, Habner doit surmonter une crise d’identité concomitante à sa crise de la perception du temps. Il est celui que les autres considèrent comme fou, celui qui délire, étymologiquement celui qui s’écarte du sillon tracé. Il est employé dans une entreprise qui ne le concerne pas, capable d’être exemplaire quelques minutes, quelques heures au mieux, mais non une vie. La vraie vie est ailleurs,  mais où ? Et dans combien de temps ?

Eric Habner est inséré dans un redoutable système de surveillance et de repérage de tout individu qui s’écarte du sillon tracé, qui s’égare hors des « temps de loisirs » admis. En dépit de l’extension de l’espace – confirmé par nos connaissances paresseuses en astrophysique – l’appartement est considéré comme unité de lieu et espace-temps étriqué. Il peut  y éclater une « tempête d’appartement », suivant un qualificatif insistant sur le caractère familier de ce qui arrive, qui est anodin, rendu banal par l’homme. Cependant, pour qui s’égare et s’éloigne vers la périphérie et les régions inconnues, l’appartement est devenu le cosmos et l’infiniment grand. Face à ces conditions de l’éveil et de la sonnerie matinale qui est justement le contraire du réveil (de la conscience), autant être à demi endormi et dans un état quasi hypnotique pour vivre une journée de cette dictature climatisée d’où toute échappée devient aussi vaine qu’elle le sera pour Le prisonnier incarné par Patrick Mc Gohan, quelques années plus tard pour la fameuse série télévisée.

Denis Chollet