Pour ouvrir Un jour ouvrable, extrait de la préface à la réédition, par Denis Chollet
Le
roman d’un écrivain visionnaire
UJO
débute sur une crise de la perception du temps. Le temps est compté à Eric
Habner,
anti-héros
du récit, ou plutôt décompté. Il en a cruellement conscience. Le protagoniste
comme sous l’effet d’une anesthésie partielle va tenter de vivre cette journée,
à défaut de vivre. Il est tout le jour (ouvrable ou férié) sous l’emprise d’un
découpage du temps imposé par les lois en vigueur, par l’organisation du temps
de travail et par une bureaucratie dont c’est la raison d’exister. L’utopie est
à zéro, il n’est pas question de croire à autre chose qu’aux principes qui sont
la force motrice du fonctionnement de la civilisation : religion, armée,
travail. Chacun doit être à son rouage, dépenser son énergie à actionner ce
rouage, mais
Habner
n’y est pas. Par son inappétence,
Habner
survit sous le seuil autorisé que l’organisation sociale exige
d’un système nerveux.
Habner
pourrait s’appeler Ab-nerf. Sous basse tension de son propre influx nerveux
qu’il n’entend gaspiller pour les innombrables membres d’une famille dont
l’arborescence complexe est comparable à celle que la mafia contemporaine nous
a infligé comme structuration du mode de civilisation,
Habner
doit surmonter une crise d’identité concomitante à sa crise de la perception du
temps. Il est celui que les autres considèrent comme fou, celui qui délire,
étymologiquement celui qui s’écarte du sillon tracé. Il est employé dans une
entreprise qui ne le concerne pas, capable d’être exemplaire quelques minutes,
quelques heures au mieux, mais non une vie. La vraie vie est ailleurs, mais
où ? Et dans combien de temps ?
Eric
Habner
est inséré dans un redoutable système de surveillance et de repérage de tout
individu qui s’écarte du sillon tracé, qui s’égare hors des « temps de
loisirs » admis. En dépit de l’extension de l’espace – confirmé par nos
connaissances paresseuses en astrophysique – l’appartement est considéré comme
unité de lieu et espace-temps étriqué. Il peut y
éclater une « tempête d’appartement », suivant un qualificatif
insistant sur le caractère familier de ce qui arrive, qui est anodin, rendu
banal par l’homme. Cependant, pour qui s’égare et s’éloigne vers la périphérie
et les régions inconnues, l’appartement est devenu le cosmos et l’infiniment
grand. Face à ces conditions de l’éveil et de la sonnerie matinale qui est
justement le contraire du réveil (de la conscience), autant être à demi endormi
et dans un état quasi hypnotique pour vivre une journée de cette dictature
climatisée d’où toute échappée devient aussi vaine qu’elle le sera pour Le
prisonnier incarné par Patrick Mc
Gohan, quelques années plus tard pour la fameuse
série télévisée.
Denis Chollet